2020年9月6日日曜日

Culture de soi au Japon, le jardin de pierres la leçon du snobisme de Kojève (Hôpital de La Salpêtrière, Amphi. Charcot, le 21 mars 1999)

En hommage à Bernard Stiegler



Clinique de l’exil: 

“Universalité et différence des cultures dans le champ de la clinique”

Hôpital de La Salpêtrière, Amphi. Charcot, le 21 mars 1999

 

Culture de soi au Japon, le jardin de pierres

la leçon du snobisme de Kojève

 

Hidetaka Ishida

 

 

1. D’un “orientalisme” métalinguistique...

            Quand un étranger vient parler, comme je le fais ici, on ne voit pas d’où il parle. Et c’est peut-être tant mieux, mais sans doute aurai-je besoin de vous présenter un peu ma problématique. Etant specialiste des sciences du langage et de la communication, je me suis occupé, voici depuis quelques années déjà, et d’entre autres choses, du problème de l’analyse discursive des systèmes de représentations, notamment dans la culture moderne japonaise: il s’agit essentiellement d’interroger comment l’univers de sens moderne s’est constitué par les transformations générales des systèmes préexistants, et par les traductions culturelles des éléments étrangers? ; comment les subjectivités modernes s’articulent à travers les pratiques signifiantes qui se mettent en place par ces transformations discursives de la société?, etc. Ce type de recherches n’est pas en soi original ni isolé, ni au Japon ni comme ailleurs: il vise à sa manière à travailler à une critique de la modernité; notamment les débats ont tendance à se cristaliser autour de la problématisation des nation et nationalité comme entité moderne. Ces débats ne sont d’ailleurs pas exclusivement japonais; ils font échos d’une certaine manière à certaines tendances de critiques appelées “Cultural Studies” chez les Anglo-Saxons par exemple; ils ont aussi leurs enjeux idéologiques et politiques en zones geo-politique d’Asie de l’Est et peut-être aussi d’Asie du Sud-Est: comment faire face au relativisme culturel national et  quelquefois étatique des “valeurs asiatiques”, par exemple. Il y a dans ces débats asiatiques aussi une certaine prise de conscience de “modernités” de leurs cultures: durant les années 80-90, s’est développé en ces zones une série de questionnements sur les modèles de savoirs pour saisir l’espérience historiquement inédite que ces cultures sont en train de vivre(peut-être pourrait-t-on y reconnaître une version est-asiatique des débats sur la postmodernité).

            Cet arrière-fond problématique n’est peut-être pas le vôtre du moins en apparence. Je ne dipose évdemment pas de suffisamment de temps pour expliciter tous les présupposés théoriques de ma problématique. Je tiens à dire cependant que dans nos travaux et recherches nous nous référons généralement aux cadres conceptuels des théories “occidentales”: philosphie contemporaine , psychanalyse ou sciences humaines ou sciences sociales, de de toutes tendances: structuralistes, post-structuralistes, Ecole de Frankfort ou etc. Sur le plan du langage théorique ou métalangage donc, nous partageons à peu près le vocabulaire théorique commun: on pourrait sans doute présumer que nous appartenons à une même épistémè. (Soyons donc assurés, sur le planc, de l’”universalité”de la psychanalyse, par exemple) : même si l’on doit se pencher de près sur la condition historique de cette prétendue “universalité” de notre savoir.

            Or en travaillant dans ce domaine, je me suis apreçu tout de même d’un phénomène théorique étrange qui commença à m’inquiéter. Lorsque nous regardons ce que les grands maîtres de nos théories modernes, que n’en sont pas moins que Heidegger, Kojève, Barthes et encore Lacan, écrivirent du Japon, nous ne pouvons pas ne pas remarquer sinon une succession de bêtises, du moins une série de fiascos ou lapsus théoriques. Tout ce que ces grands théoriciens, tous admiratifs et élogieux dans leur manière de la culture japonaise, ont écrit sur le Japon, s’avère à peu près totalement inopérant, du moins tel quel, pour l’analyse de la culture japonaise. Heidegger a écrit son fameux “Un entretien de la parole(entretien entre celui qui demande et Un Japonais”; Kojève sur lequel nous reviendrons longuement aujourd’hui a écrit une note certes courte mais qui en n’est pas dépouvue de conséquences idéologiques importantes sur le “snobisme des Japonais”; Barthes a bien sûr écrit l’un de ses plus beaux livres L’empire des signes;  et Lacan a avancé son idée célèbre sur l’inanalysabilité des Japonais notamment dans sa préface à l’édition japonaise des Ecrits. On ne pourra bien entendu trop simplifier les portées et significations de ces écrits: mais dans leur ensemble, Heidegger semble dire au Japonais que la Pensée étant greco-germanique avec leur racine de la langue “maison de l’être”, celui-ci n’aura besoin de catégories de pensée, telles que les Occidentaux les ont. Sur Kojève, nous reviendrons: il s’agit cette fois de sortir les Japonaise de l’Histoire au sens hégélien. Barthes, amoureux du Japon, a la gentielles de exempter la vie japonaise de toute réalisation du sens;  car le Sens est identifié à l’Occident et que ce livre est un exercice délibéré d’un orientalisme sémiotique. Quant à Lacan, il prive les Japonais de la nécessité de la psyhanalyse, car celle-ci “ne sera compréhensible hors de l’histoire d’où il parle”. Cette situation met, nous, les théoriciens japonais, dans un certain malaise: cela pourrait vouloir dire que les théoriciens d’orgine nous désapprouvent dans nos entreprises d’analyses à partir de leurs travaux. Et puis aussi en retour, cela ne voudra-t-il pas dire après tout que ces théoriciens sont “relativistes culturels”? Ils semblent dire que leurs metalangages n’ont de validité que dans l’Occident. Et ils portent  cependant leur diagnostique sur les systèmes linguistiques ou sémiotiques de l’Autre, qu’est en l’occurence la Chose appelée le Japon. J’ai essayé de réfléchir sur ce problème épistémologico-transculturel en le dénommant attitude d’“orientalisme métalinguitique”: j’avais emprunté provisoirement le terme d’orientalisme à Edward Saïd, mais en pour le désigner le problème épistémologique qui surgit lorsque ces théories modernes tententent réfléchir sur l’Autre, en tant qu’un autre système symbolique: la langue radicalement autre, le système sémiotique radicalement autre, etc.

            Or dans cette interrogation je me suis aperçu d’un autre trait constant de problème, et c’est par là que je vais entrer dans mon propos d’aujourd’hui. 

            Ces textes sur le Japon parlent en fait de la même chose: les formulations sont certes différentes, mais leur propos tournent presque tous autour de ce que Kojève a appelé le “Snobisme ” spécifique des Japonais: les pratiques de sens formelles et esthétique des Japonais, qu’on trouve dans le théâtre Nô, les arts du thé ou de fleurs, ou encore d’autres stylisations formelles de vie. Ces penseurs abordent le Japon par un biais qui situe leur approche d’emblée au bord du symbolique. Ils sont confronté au traitement autre du symbolique, ils tentent de saisir comment l’autre culture traîte autrement son symbolique; comment elle infléchit ses pratiques signifiantes sur son propre système symbolique? C’est là en somme une critique métalinguistique de l’autre culture, qui se veut être également être autoanayse radicale de son propre système symbolique. Or comment il arrive à ces critiques radicales de perdre pieds à un certain moment? Il me semble que c’est là un effet sur eux de ce que j’appelle provisoirement et par un terme vaguement foucaldien de “culture de soi”: un ensemble de pratiques de soi par lesquelles le sujet se déprend de l’univers de sens où il se trouve pris, en atteignant dans un intervalle de temps une aperception(insight) de sa constitution symbolique; ces pratiques ont certes des effets “thérapeutiques” peut-être de guérison du sens.  Qu’arrive-t-il à nos théories lorsqu’elles sont confrontée à cette culture de soi?; et quels rapports seraient possibles avec ces pratiques pour nous(nous s’entend ici aussi nous japonais modernes que vous)? C’est cette difficile question que je vais tenter de soulever, en suivant pour un temps la formulation par Kojève du “snobisme” des Japonais.  

 

2. Le “snobisme” des Japonais

         

            La note de Kojève se lit dans le chapitre 12(plutôt la douzième lecture) de l’Introduction à la lecture de Hegel. Cette note était durant ces dernières années d’ une étrange actualité. Non seulement qu'il y a eu les débats sur la Fin d'Histoire avec la fin de la Guerre Froide, comme le montre le succès de l'article et du livre de Francis Fukuyama qui s'est directement inspiré de ce passage de  Kojève. Mais aussi cette note avait annoncé en précurseur les débats sur la Postmodernité. Dans le grand récit hégélien de l'Histoire comme Devenir de la Conscience de soi, comme développement du Savoir absolu, se demandait Kojève, quand tout le devenir dialectique s'achève en épuisant la négativité et que finalement il n'y a plus de cette opposition Sujet-Objet, qu'est­-ce qui se passerait ? Quand l'Histoire s'achève, l'Homme disparaît, écrit Kojève. 

La note (1) de la page 434 de la première édition disait :

Ce qui disparaît, c'est l'Homme proprement dit, c’est-à--dire l'Action négatrice du donné et l'Erreur, ou en généralle Sujet opposé à l'Objet.(p.435)

Kojève évoquait dans cette note le passage du royaume de la nécessité au royaume de la liberté chez Marx. La note ajoutée à la seconde édition est un rectificatif de l'interprétation de la fin de l'Histoire développée en 1946. Kojève dit dans cette note de 1960 que la Fin hégéliano-marxiste de l'Histoire est déjà commencé depuis la bataille d'Iena comme l'avait bien vu Hegel, et que jusqu’à récemment  le "american way of life" lui semblait le genre de vie propre à la période post-historique; et c'est là qu'intervient les passages sur le “snobisme” des Japonais: Il se met à dire qu'à la suite d'un récent voyage au Japon, il a radicalement changé d'avis sur la Fin de l'Histoire. Il y a découvert une "expérience presque trois fois séculaire de vie en période de "fin d'Histoire", c'est-à-dire en l'absence de toute guerre civile ou extérieure":

 

C’est à la suite d’un récent voyage au Japon(1959) que j’ai radicalement changé d’avis sur ce point. J’ai pu y observer une Société qui est unique en son genre, parce qu’elle est seule à avoir fait une expérience presque trois fois séculaire de vie en période de ‘fin d’Histoire’, c’est-à- dire en l’absence de toute guerre civile ou extérieure (à la suite de la liquidation du ‘féodalisme’ par le roturier Hideyoshi et de l’isolement artificiel du pays conçu et réalisé par son noble successeur Yiyeyasu). Or, l’existence des Japonais nobles, qui cessèrent de resquer leur vie(même en duel) sans pour autant commencer à travailler, ne fut rien moins qu’animale.

   La civilisation japonaise "post-historique" s'est engagée dans des voies diamétralement opposées à la "voie américaine". Sans doute, n'y a-t-il plus eu au Japon de Religion, de Morale, ni de Politique au sens "européen" ou "historique" de ces mots. Mais le Snobisme à l'état pur y créa des disciplines négatrices du donné "naturel" ou "animal" qui dépassèrent de loin, en efficacité, celles qui naissaient, au Japon ou ailleurs, de l'Action "historique" , c'est-à-dire des luttes guerrières et révolutionnaires ou du Travail forcé. Certes, les sommets(nulle part égalé) du snobisme spécifiquement japonais que sont le Théâtre Nô, la cérémonie du thé et l'art des bouquets de fleurs furent et restent encore l'apanage exclusif des gens nobles et riches. Mais, en dépit des inégalités économiques et sociales persistantes, tous les Japonais sans exception sont actuellement en état de vivre en fonction de valeurs totalement formalisées,   c'est-à­-dire complètement vidés de tout contenu "humain" au sens d'"historique". Ainsi, à la limite, tout Japonais est en principe capable de procéder, par pur snobisme, à un suicide parfaitement "gratuit"(la classique épée du samouraï pouvant être remplacée par un avion ou une torpille), qui n'a rien à voir avec le risque de la vie dans une Lutte menée en fonction de valeurs "historiques" à contenu social ou politique. Ce qui semble permettre de croire que l'interaction récemment amorcée entre le Japon et le Monde occidental aboutira en fin de compte non pas à une rebarbarisation des Japonais, mais à une "japonisation" des Occidentaux(les Russes y compris).

 Or vu qu'aucun animal ne peut être snob, toute période pos-historique "japonaise" serait spécifiquement humaine. Il n'y aurait donc pas d'"anéantissement déifnitif de l'Homme proprement dit", tant qu'il y aurait des animaux de l'espèce Homo sapiens pouvant servir de support "naturel" à ce qu'il y a d'humain chez les hommes. Mais comme je le disais dans Note ci-dessus, un "animal qui est en accord avec la Nature ou l'Etre­donné" est un être vivant qui n'a rien d'humain. Pour rester humain, l'Homme doit rester un "sujet opposé à l'Objet", même si disparaissent l'"Action négatrice du donné et l'Erreur". Ce qui veut dire que tout en parlant désormais d'une façon adéquate de tout ce qui lui est donné, l'Homme post-historique doit continuer à détacher les "formes" de leurs "contenus", en le faisant non plus pour transformer activement ces derniers, mais afin de s'opposer soi-même comme une "forme" pure à lui-même et aux autres, pris en tant que n'importe quels "contenus".

 

Que faut-il penser de cette étrange mais tout de même étrangement belle note de Kojève? Elle dit vraiment beaucoup de choses. Ce qui est ici appelé "snobisme" est en fait la vie des signes comme vie de "formes pures" ou de "formalisme" pure. Dans cette argumentation de Kojève, c'est la sémiologie hégélienne qui se met en jeu par cette opposition sommaire de "forme" et  de "contenu".  Les formes vides japonaises ne s’intègrent pas dans le système de signification d'un grand récit qu'est l'Histoire hégélienne “européenne”. Le symbolique des Japonais est en ce sens hors de l'Histoire; ce que Kojève interprète comme une vie de signes post-historique.   Un symbolisme formel "gratuité ou ludique qui ne s'intègre plus dans un grand récit de l'Histoire: c'est précisément ce qu'on a débattu dans la problématique de la postmodernité. Il est significatif que Kojève date cette “Fin de l'Hisoire” japonaise du 17ème siècle, alors que entre la “liquidation du féodalisme par le roturier Hideyoshi à la fin du  16 ème siècle” et la Guerre du Pacifique(les avions suicides évoqués) : c'est tout de même l’ensemble des périodes pro-moderne et moderne qui est omise dans l'argument.    Il est étrange de voir qu’il y a un certain retournement de la perspective historique: la seconde moitié du16ème siècle japonais correspond en fait à l’entrée du pays dans le système mondial de l’économie-monde(au sens de Wallerstein): époque que les historiens japonais appellent “pro-moderne”, où commence justement l’Histoire de nations pour les Japonais aussi. Mais comment s’est opérée précisément  cette invention du “snobisme spécifiquement japonais”? C’est là où nous voyons surgir les traitements des limites du symbolique que nous évoquions tout à l’heure.

 

3. La psychothérapie du sens: Hideyoshi vs. le Maître Rikyû

           Kojève écrit: “le Snobisme à l’état pur créa au Japon des disciplines négatrices du donné ‘naturel’ ou ‘animal’ qui dépassèrent de loin, en efficacité, celles qui naissaient des Luttes guerrières et révolutionnaires ou du Travail forcé. Certes, les sommets (nulle part égalés) du snobisme spécifiquement japonais que sont le Théâtre Nô, la cérémonie du thé et l’art des bouquets de fleurs...”. Mais comment s’est constitué ce moment de la formation du snobisme? Pour comprendre cela, il faudra restituer les dynamiques conflictuelles qui sous-tendaient la naissance de ces pratiques et souligner les crises de subjectivité qui s’y manifestestent. Et il sera sans doute intéressant de prendre l’exemple célèbre de Sen no Rikyû,  maître fondateur de l’art du thé, qui côtoya Toyotomi Hideyoshi dans l’aventure de la conquête du pays par celui-ci; Hideyoshi qui est le “roturier” qui “a liquidé le féodalisme”, selon les termes de Kojève, et contribua à l’avènement de la Fin de l’Histoire au Japon. Je passe sur la biographie incertaine du Maître Rikyû. Simplement, je dirai que c’était un moine zen du milieu du 16ème siècle qui a donné la formulation “spirituelle” et formelle à la pratique du thé qui s’était développé durant l’époque des guerres civiles les plus sanglantes de l’histoire du Japon. De lui, prend source toute la tradition des cérémonies du thé et des fleurs,  transmise jusqu’à nous par les lignées familiales des maîtres ou de l’art des fleurs, aujourd’hui une véritable “industrie culturelle”(au sens d’Adorno-Horkheimer)  du snobisme au sens cette fois ordinaire et mondain du terme. Très prosaïquement parlant, l’art du thé consiste en formalisation et  esthétisation de l’acte de boire du thé: il fait partie de la culture zen de l’époque: cette stylisation des gestes -- l’exercice des “pures formes sans contenu”, comme dit Kojève -- est là pour introduire du silence et du rapt du temps vide, pour opérer la césure par rapport aux temps et action du monde extérieur mondain.  Ainsi, au lieu de chercher  une signification pleine, la pratique ici consistera aum contraire  à introduire des espacements du vide dans les langages -- verbal et gestuel -- en étalant par stylisation les signes gestuels sur une lenteur prolongée -- en vue d’une obtention sans doute d’un autre rythme séquetiel du corps et d’une autre temporalité subjective--, à tel point que les gestes deviennent extrêment lents et les paroles rares: ils deviennent ainsi de “pures formes sans contenu”(l’exercice minimaliste). Ces exercices avaient sans doute une visée “psychothérapeutique”: dehors grondent les guerres civiles  que les sujets vivent avec des tensions maximales et des significations surdéterminées, et dedans dans le petit cabinet sombre du thé, on retrouve une surface neutre d’un soi détaché, où se dénouent ses complexes. 

Pour illustrer ce propos, nous allons projeter un extrait du filme Rikyû par Kumai Kei: ces séquences de l’art du thé

Mon hypothèse en somme serait de concevoir Rikyû comme une sorte de “psychothérapeute” -- un psychanalyste en négative ou du silence -- de Hideyoshi. Plus Hideyoshi triomphe sur le plan de la domination par le pouvoir militaire et séculier, plus Rikyû confine son seigneur dans un petit espace réduit du cabinet du thé; il lui fait goûter du thé amer; et lui fait concevoir le vide du sens de son pouvoir. C’est comme si Rikyû disait à Hideyoshi: tout ce pouvoir que tu as obetenu dans la domination n’a pas de sens, détache-toi de cet univers de significations. Finalement le film évoque l’affrontement de deux maîtres devant la mort: à la fin, Hideyoshi lui ordonne le seppuku, ce qui peut s’interpréter comme un passage à l’acte de celui qui ne supporta plus que l’autre le détache de son univers de sens. Rikyû réserve à lui même sa mort volontaire par un “pur snoblisme” comme le dit encore une fois Kojève(mais celui-ci a tort de dire que les kamikazé du Japon militaire de la Seconde Guerre mondiale étaient snob et se suicidaient pour de “pures formes”: il y eu une re-condification et une état-nationalisation de ces pratiques formelles par le Japon impérial dans la modernité: une monoplization état-nationale du snobisme: d’où le caratère douteux de tous ces snobismes d’état et du nationalisme: faire du vide l’essence du Japon; faire de ces pratiques des signes de la prétendue “postmodernité” japonaise). Je ne sais si mon interprétation est totalement exacte, personne n’est d’ailleurs qualifié pour porter un jugement définitif, car il n’y a en effet nulle trace de ces séances. Par contre, nous pourrons examiner de plus près l’une de ces pratiques de soi, en voyant comment se constituent les jardins de pierres qu’on voit d’ailleurs dans le film. Si l’on ne peut que conjecturer sur la pratique thérapeutique de l’art du thé à cette époque, avec ces jardins, nous avons, plus concrètement et matériellement conservés, des dispositifs sémiotiques pour cet exercice du snobisme.

 

4. Le jardin de pierres comme dispositif sémiotique

            Le jardin de pierres que vous avez pris l’habitude d’appeler “jardin Zen” est aussi un genre qui s’est développé à la même époque du 15ème au 16ème siècles, comme pratique de soi, en réponse à la crise de subjectivité en période des guerres civiles.             

            Mais qu’est-ce que le jardin? Le jardin serait une reproduction en miniature d’un paysage, voire de l’univers, selon la tradition chinoise. Mais le jardin de pierres est précisément une déconstruction du jardin chinois cosmique et réaliste. Le paysage de la Nature qu’on désigne par le terme de Sansui, nommément “les montagnes et les eaux”, se trouve asséché dans le jardin de pierres appelé Kare-Sansui, soit le paysage sec. L’univers végétal est anéanti et il est ramené aux minéraux inorganiques de rochers, de cailloux ou de grains de sable, à l’élément de pure matière de signes. 

            L’espace du jardin de pierres est réduit et cloisonné dans l’enceinte des murs. Il a la forme d’un rectagle qui doit être regardé du bord du couloir du hôjô, salle des exercices des moines. Il doit être suffisamment petit pour que le sujet contemplant puisse l’embrasser d’un oeil: sa largeur doit correspondre ainsi à un champ de vision. Il sert en cela d’éran mental, une surface imaginaire ou mentale où s’associent librement des associations. Ce rectangle est découpé de l’univers naturel d’alentour; il s’en isole par les murs en permettant ainsi au sujet contemplant de faire table rase du monde. Le sujet se retranche ainsi du monde et se place devant la surface,  équivalent de la scène mentale. Certains diraient que les jeux d’associations qui s’installent avec les constellations de pierres font bien penser au test Rorschach. Il ne s’agit cependant pas de faire des associations mais plutôt de dissocier des associations et de dénouer des repérésentations. Si ces constellations de rochers, de pierres, de cailloux  font penser encore vaguement aux “terres et eaux”, deux éléments cosmiques fondamentaux, ces mouvements de représentations aussitôt que déclenchés se trouvent neutralisés et ramenés à l’inorganique des pierres et des grains de sable. Sitôt que les figures et les mouvements de représentations prennent formes, ces formes sont neutralisées étant réduits en sable et rendus à l’immoblité de pierres. L’instantané des jeux perpétuels de lumière communique avec l’intemporel des minéraux ; les flux avec l’arrêt. Il n’y a en effet ici rien que des pierres. Aucune intentionalité ne doit présider à la construction de ces jardins: car le principe de leur élaboration est celui aléatoire du parti pris des pierres: donner l’initiative aux pierres. “Pour consteller les pierres, il faut installer d’abord un rocher angulaire et laisser consteller les autres pierres en obéissant une à l’autre à l’ordre chacune des pierres”, disait le livre canon L’art du jardin. Il n’y a ici nulle reproduction d’un paysage, mais réduction de celui-ci en êtres de signes, d’abord; et réduction de ces signes en riens que sont ces matières. Ainsi on peut essayer toute pensée, mais aucune représenation ne prend place sinon son propre effacement: on serait assez tenté de reprendre la formule mallarméenne: “Rien n’aura eu lieu que le lieu”. 

            Avec ce dispositif méta-sémiotique, on atteint ainsi le degré zéro du symbolique. C’est évidemment Barthes qui fut le plus sensible à cette opération de neutralisation du sens, à tel point que il a généralisé sur l’ensemble de la vie des Japonais ces formalismes de la vie. Au fond, l’orientalisme métalinguistique dont je parlais à l’instant aurait consisté à raisonner à partir de ce lieu mental, en généralisant et essentialisant de ces pratiques de “pures formes”. 

 

5. Pour un relativisme radicalement historique

            En guise de parabole, on pourrait sans doute imaginer ceci: lorsque le théoricien moderne regardait à travers sa lorgnette ce qu’était le symbolisme de l’autre, au bout de la lorgnette, il y avait quelqu’un qui le regardait avec sa lorgnette. La réfléxion metasymbolique de l’un se refléchit sur la pratique métasémiotique de l’autre; c’est peut-être cette situation embarassante qui se manifesterait ici. Le bord du symbolique -- son degré zéro -- aurait-il sans doute été atteint,  qu’on aurait le sentiment qu’on peut changer de métalangage: d’où ces effets de dérappages qui feraient dire que vous n’avez pas besoin de catégories de pensée qui ne seraient pas de votre sytème symbolique(cf. Benveniste “Les catégories de langue et les catégories de pensée”).  Mais l’Histoire n’a pas été finie: elle allait plutôt commencer au contraire. (C’est là la leçon ambiguë du snobisme de Kojève. ) Car après ce moment formel de la culture, qui ne fut pas dénué de tensions historiques extrêmes, le Japon entre précisément dans les âges modernes, dans le système mondial: la fermeture relative du pays n’était que la première réponse à cette économie-monde; s’en est suivie l’ouverture du Meiji, comme deuxième réponse. Et ce que nous avons appelé culture de soi, sinon disparaît, du moins se redistribue en constituant peut-être une couche demie effacée et palimpsestueuse de l’interprétance culturelle. Pour atteindre de nouveau, le noyau de ce savoir pratique de l’inconscient il nous faut recourir à un autre métalangage, celui de psychanalyse, par exemple. C’est que la culture en se transformant a aussi changé de paradigmes de métalangages. Et c’est là aussi la situation du métalangage du savoir dans la modernité. La question de savoir si ce métalangage est universel, restera ouverte; aussi bien que celle de savoir si nous devons recourir précisément à ces catégories-là à moins de tomber dans les pires relativismes. Il me semble que la condition de l’universalité d’une catégorie de pensée est radicalement historique, et donc relative historiquement. D’où nos débats sur la modernité que nous évoquions au début.

Il faudra sans doute pouvoir concevoir une histoire des crises de systèmes symboliques et de subjectivités. Les codes formels ou les pratiques singifiantes qui ont été inventées à une époque déterminée, comment ils sont utilisés, détournés ou figés, ou encore mis en sommeil pour certain temps temps en constituant un stock. Les pratiques snobisme dont parle Kojève ont été figés et réinvestis dans l’Histoire: pour savoir le sort des arts du thé ou des fleurs, il faudra faire une étude du type sociologisant de leurs usage social; comment ils ont été reçus et réustilisés dans l’éducation de bonne familles dans le developpent de la socité précapitaliste de l’époque Edo, et ensuite dans l’âge moderne. Quant à savoir ce qui est devenu le jardin, il suffit d’aller vister ces jardins pour mesurer la distance qui nous sépare de cette pratique métasymbolique. Les temples eux mêmes ne comprennent pas la fonction de des jardins. Ces pratiques ont perdu ainsi leur snobisme fondamental pour devenir un snobisme ordinaire. Pertedu symbolisme ou oubli de l’âme? Le jardin lui restera toujours a-temporel et inconstant comme chacun de notre soi... Vous pouvez ainsi aller le voir. 

 

 

 

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