La
Dynamique du Japon, éd. Saint-Simon, dirigé par
Jean-François Sabouret, 2005, “La ‘naissance’ de la philosophie dans le Japon
moderne”, pp. 47-58
La “naissance” de la philosophie dans le Japon moderne[1]
par Hidetaka Ishida
0. Mise en perspective: les frontières
théoriques de la modernité
Mon propos d’aujourd’hui, je le situerais volontiers dans un cadre de
recherches que j’essaie de mettre en place depuis quelque temps sur les modernités plurielles. M’intéressant aux
théories modernes, j’ai mené jusqu’à présent plusieurs projets concernant la
modernité aussi bien japonaise qu’occidentale — la critique de la modernité, le
postmoderne, les modernités plurielles. L’unité relative de mes travaux dans ce
secteur, consiste à confronter les théories modernes à des réalités diverses et
hétérogènes, à faire travailler ces théories modernes sur des réalités autres,
cette altérité — cet hétérogène — traversant des oppositions aussi grossières
qu’Occident/Orient, modernités occidentales/modernités asiatiques. En me demandant
comment la narrativité moderne s’est constituée[2],
comment le discours de légitimation du savoir a été rendue possible par la traduction,
comment la représentation moderne s’est formée dans l’espace pictural[3], je cherche
à mettre en lumière ce que j’appelle les frontières théoriques de la
modernité ; c’est-à-dire les moments de réflexivité où les théories
modernes réfléchissent leurs propres conditions historiques et culturelles
« modernes »[4] en
rencontrant les moments modernes de l’autre.
Ce type d’approche n’est guère original, car actuellement il y a, je pense, de
nombreux chercheurs qui dans les pays d’Asie, en Europe et aux Etats-Unis sont
en train de faire des démarches analogues : diverses tendances de recherches
en sciences humaines et sociales opèrent déjà dans ce sens-là au Japon et dans
les pays d’Asie de l’Est, comme dans
d’autre régions du monde d’ailleurs. Ces recherches sont connues sous les noms
de Post-colonialism- ou Cultural
Studies. Une certaine prise de conscience de la problématique des modernités se dessine donc, non plus seulement sur le modèle de la modernité occidentale,
mais à partir des réalités propres à des horizons culturels très divers. Dans la mesure de mes modestes moyens,
j’essaie de partager ces champs d’interrogation avec mes collègues d’Asie,
d’Europe et d’Amérique.
Aujourd’hui, je vais me pencher sur
la condition de possibilité de la « philosophie » dans ses rapports avec cette problématique des
modernités, et cela dans le cas spécifique du Japon moderne. Il y a une raison
circonstantielle à ce thème : depuis l’an dernier, j’assume la fonction de
directeur de programme au Collège
International de Philosophie[5],
votre — et maintenant un peu mon — organe de réflexion philosophique
dont les ambitions affichent donc leur portée internationale. Or la condition internationale de la Philosophie ne va pas
de soi — la condition nationale non
plus d’ailleurs —, et le programme que j’avais proposé consistait à interroger
la condition historique de l’universel. J’avais intitulé mon programme
« La philosophie et ses lumières : penser les modernités en Extrême-Orient ».
Nous sommes internationaux depuis
que nous sommes nationaux, alors que
la question de l’universel serait
sans doute aussi vieille que la philosophie. Mais qu’est-ce qui se passerait si
cet universel était quelque chose d’historique, quelque chose qui de
surcroît serait lié aux catégories du moderne
et par là-même était en étroit rapport avec l’opposition national vs. International? C’est cette question apparemment compliquée que je voulais soulever dans
ma proposition de programme pour le collège, en espérant qu’un jour on verrait
se nouer de véritables dialogues philosophiques, sans que cela soit forcément
la répétition d’un « Dialogue avec le Japonais »[6].
Car j’ai le sentiment que les conditions nécessaires à nos dialogues de
pensée sont en train d’être réunies, à tout le moins en partie. Si la situation
de la pensée au Japon est depuis assez longtemps — je dirais depuis 90 ans — liée à la philosophie
occidentale par une relation de contemporanéité,
l’ère de la modélisation occidentale est passée depuis une vingtaine
d’années : depuis nos années postmodernes,
pourrait-on dire. On remarque un intérêt grandissant pour les cultures
asiatiques en général et est-asiatiques en particulier dans les recherches portant
sur les théories. Beaucoup de colloques se font aujourd’hui avec nos collègues
d’Asie. J’espère que ce n’est pas là le simple reflet d’une prise de conscience
des intérêts géo-politiques au sein
de notre zone géographique. Alors que jusqu’à récemment, ne serait ce que pour
interroger leur expérience historique moderne, les intellectuels d’Asie demeuraient
enfermés dans une confrontation bilatérale Asie vs. Occident, des rapports
transversaux sont aujourd’hui en train de se créer. Mais il faut également
constater, je crois, une transformation du côté de l’Occident et de la France
en particulier. L’œuvre de François Jullien en est une très belle illustration.
Cette tentative originale de philosopher, qui essaie de mettre la philosophie à
l’épreuve de ce dehors qu’est en
l’occurrence la Chine, me semble appeler une réplique de la part de l’autre versant :
mon propos d’aujourd’hui est en un certain point une esquisse d’une telle
réplique, esquisse encore toute ténue pour tenter de dessiner une stratégie propre
— et sans doute un
peu retorse — de pensée.
1. La condition de possibilité du
discours philosophique
Aujourd’hui,
je vais donc m’interroger sur la condition de possibilité de la « philosophie » dans ses
rapports avec cette problématique des
modernités dans le cas spécifique de la modernité japonaise.
Pour les profanes, je vais d’abord dire un mot sur la situation actuelle de
la philosophie au Japon. Sur le plan des œuvres philosophiques, les Japonais
ont pratiquement tout traduit. Vous avez au Japon quasiment tous les auteurs
traduits de la philosophie occidentale depuis Platon ou les présocratiques
jusqu’aux post-structuralistes et aux tout à fait contemporains, François
Jullien, par exemple. La dissymétrie est frappante quand on pense au nombre de
« penseurs » japonais traduits en français. La philosophie est
enseignée partiellement à partir du lycée. A l’université, elle est une matière
fondamentale ; les départements de philosophie se sont développés dans les
grandes universités depuis plus d’un siècle. Les revues philosophiques dont le
nombre de tirage est variable selon le degré de spécialité, vendent quand même
de l’ordre de trois à quatre mille exemplaires par numéro. Les livres
philosophiques se publient et se vendent honorablement. En un mot, si les
philosophes n’ont certes pas dans l’institution une place aussi centrale qu’en
France, les penseurs n’en sont pas pour autant absents de la vie japonaise: ils
y jouent leurs rôles et y ont leur place; leurs références théoriques ne sont
pas fondamentalement différentes de celles que vous trouveriez chez les
philosophes “occidentaux”. Cette situation n’est pas particulière à la
philosophie: au Japon, vous trouveriez une situation analogue dans les autres
disciplines des sciences et des arts. Les sciences pensent à travers les
catégories modernes. Et c’est
précisément cette situation-là que je nomme la modernité japonaise: être au présent
historique du monde à travers sa propre transformation culturelle, je
dirais même — sans aucun souci de jeux de mots — à travers sa propre traduction culturelle. Ni le
concept d’identité ni celui d’indentification ne saurait prendre en
charge ce processus.
Mon propos se limitera à se demander comment les Japonais en sont venus à
“philosopher”, à faire de la “philosophie”. Cette question ne se formule pas du
sein d’une relation bilatérale entre le Japon et l’Occident mais d’une relation
tri-partite entre le Japon, la Chine et l’Occident. Les Japonais ne
connaissaient pas les philosophèmes occidentaux avant l”âge moderne. En
revanche ils étaient totalement imprégnés des catégories chinoises.
Historiquement, pour que les Japonais puissent philosopher, tout se passe comme
s’il fallut qu’ils aient d’abord appris pendant longtemps la langue
“philosophique” chinoise pour pouvoir traduire ensuite les catégories
occidentales à l’aide des catégories chinoises, mais en transmutant
radicalement celles-ci, au point d’oublier le substrat conceptuel des textes classiques
qui les avaient engendrées. Ce processus complexe mais gros de conséquences s’effectua
en moins de cinquante ans, autrement dit en l’espace de deux générations.
Voyons un peu plus concrètement comment les choses se passèrent.
2. Le discours de l’Aufklärung
Je repère le premier moment de
la formation d’une philosophie moderne japonaise, non pas avec l’émergence d’un
ou des “grands” philosophes du Japon moderne, mais précisément vers 1860
lorsque les premiers penseurs — qui sont en même temps les hommes politiques du
nouveau régime et les fondateurs du journalisme — de la 啓蒙
(l’Aufklärung ou les Lumières japonaises) ont commencé à traduire des
textes occidentaux. Un travail gigantesque d’alliage conceptuel et de transformation
catégorielle s’engage à cette époque à travers ces entreprises de traduction.
Rappelons qu’avant l’âge moderne, les registres discursifs de la pensée
japonaise sont “dominés” par les lettres chinoises: la culture des lettres
chinoises appelées Kanbun constitue
la culture de fond des lettrés japonais à l’époque Edo. A cet égard, j’ai
naguère tenté avec mes collègues chinois une étude comparative des traductions
de Montesquieu et de Rousseau en japonais et en chinois aux 19ème et 20ème
siècles. Les Chinois et les Japonais du 19ème et du début 20ème
siècle traduisent ces deux auteurs dans le style des lettres classiques
chinoises: ce qui fait que c’est à peu près lisible aussi bien pour les Chinois
que pour les Japonais. Tandis que les traductions du 20ème siècle sont des
traductions en chinois et japonais modernes qui deviennent à peu près
illisibles pour les non-locuteurs du chinois et du japonais, respectivement.
Cette transformation générale des états de culture dans la zone de l’Asie de
l’Est reflète en condensé l’évolution du système
mondial (au sens d’Immanuel Wallerstein) qui va du système “Empire-monde”
au “monde-monde” (ou “économie-monde”), système mondial dont l’unité passe par
le système des Etats-nations. La culture n’y est plus trans-ethnique et
trans-linguistique; elle correspond désormais à l’unité nationale et à la
langue nationale. Or vers 1860-70, ni l’unité nationale ni l’unité de la langue
nationale n’existe encore. C’est précisément l’entreprise traductrice de 啓蒙— l’Aufklärung japonaise — qui sera génératrice de ces entités modernes.
L’Aufklärung est, comme on le sait au moins depuis Habermas et
Lyotard, toute entière traversée par la question de la légitimation du savoir. Lyotard, dans La condition postmoderne, évoque le “récit des Lumières, où le
héros du savoir travaille à une bonne fin éthico-politique, la paix
universelle. (...) en légitimant le savoir par un métarécit, qui implique une
philosophie de l’histoire, on est conduit à se questionner sur la validité des
institutions qui régissent le lien social(...). La justice se trouve ainsi
référée au grand récit, au même titre que la vérité.”[7] L’Aufklärung serait ainsi un “métarécit”
qui procède par une double
légitimation: celle du savoir moderne (discours de légitimation sur le savoir) et celle des principes de la
société moderne (discours de légitimation portant sur le pouvoir), l’une justifiant et appuyant l’autre sous le signe d’un
“grand récit du progrès de l’histoire ou de la civilisation, du développement
de la richesse, de l’émancipation du sujet raisonnable”[8].
De quoi s’agit-il en effet dans
la formation de l’Aufklärung
japonaise, du point de vue linguisique, discursif et culturel? Enumérons très
schématiquement les principaux paramètres définissant la problématique:
1) trois langues
interviennent: le japonais, le chinois et les langues européennes (le
néerlandais, l’anglais, le français, etc.) et trois ordres culturels;
2) à l’intérieur
de la formation discursive japonaise, il y a ce que l’on appelle, improprement
à mon sens, des problèmes de “style”: les styles chinois, sino-japonais,
japonais, japonais populaire, et puis les styles traduits occidentaux; tout
cela se répartit entre les pôles chinois et japonais, écrits et parlés;
3) il y a aussi
la dimension que constitue la transformation des média (donc de la sphère communicationnelle): la société japonaise
est en train de passer d’un univers xylographique à un univers d’imprimerie
avec l’introduction des technologies modernes de diffusion (une révolution
Gutenberg donc) ;
4) toute cette
problématique de l’Aufklärung
participe directement de l’ordre institutionnel, politique, économique et
social: la formation de l’état-nation, l’école, la bureaucratie et l’armée,
l’économie capitaliste, le système mondial, etc. Dans cette configuration des
problèmes, il n’y a en fait rien de spécifiquement japonais. Seule la
constellation problématique est exemplaire par sa complexité et sa
condensation.
Comment la question de la
légitimation du savoir se pose-t-elle dans l’Aufklärung japonaise? Telle est donc ma question. Cette
légitimation, n’a pas d’assise stable, ni linguistiquement, ni
“stylistiquement” (discursivement), ni “médiatiquement” (ou sémiotiquement) ni,
a fortiori, sociologiquement. En
effet, comment cette légitimation se pose-t-elle alors que le discours -- qui
n’est pas encore de la philosophie — ne
dispose pas encore de termes stables pour dire “individu”, “société”, “droit”,
“liberté”, “science”, “éducation”, “nation”. Ou bien, en retournant la
question, on pourrait se demander : comment la légitimation du savoir crée
précisément ces “termes” – ces néologismes -- qui, une fois constitués,
serviront d’instances discursives pour la société et la nation modernes. Car il
s’agit bien de cela. Et la traduction généralisée est la situation primordiale
de ce discours de légitimation.
Pour économiser
notre temps, je vais m’en tenir à un exemple-paradigme: le cas de la figure
centrale de l’Aufklärung japonaise :
Fukuzawa Yukichi (1835-1901).
Fukuzawa
Yukichi et L’Appel
à l’étude (1872-1876)
Avec le corpus que constitue 福沢諭吉Fukuzawa Yukichi (1835-1901), nous sommes
en présence d’une des matrices discursives majeures de l’Aufklärung japonaise. Inutile sans doute de rappeler ici l’étendue
immense que couvre l’œuvre de ce géant de Meiji. Signalons seulement la constellation
la plus significative de ses écrits et de ses gestes par rapport à notre
problématique de la légitimation du savoir. A cet égard, le 西洋事情Seiyô
Jijô (L’état de l’Occident, 1866-1873) ne doit
pas être considéré simplement comme une somme de récits et comptes rendus de
voyages effectués dans les pays d’Occident, mais bien comme une série d’exposés
encyclopédiques des institutions et mœurs des régions et pays formant le
système mondial. C’est bel et bien une encyclopédie du monde mondialisé au
milieu du XIXème siècle. Quant à学問のすすめ L’Appel à l’étude[9], livre qui fut à l’origine un recueil de fascicules publiés en
livraisons entre 1872 et 1876, il est, comme son titre l’indique, une
légitimation du savoir – une incitation à l’étude des sciences modernes
occidentales. On y verra s’articuler une véritable pragmatique discursive de l’Aufklärung. Quant au 文明論の概略Bunmeiron
no gairyaku (Aperçu général de la théorie de la
civilisation, 1875), on peut y lire un métarécit
(Lyotard) sur le “progrès de la civilisation (bunmei no shinpo)”, un “grand récit” fondateur de l’Aufklärung. On voit ainsi, en l’espace
de moins de dix ans – période-charnière du passage de l’époque Edo à l’époque
Meiji – et à travers les trois écrits majeurs de Fukuzawa, se mettre en place
les gestes élémentaires des Lumières.
C’est d’ailleurs à cette
configuration discursive que répondent les mots d’ordre les plus déterminants
de l’Aufklärung japonaise, à
commencer par le plus célèbre: “文明開化bunmei kaika”, l’expression provenant du mot
traduisant dans Seiyô Jijô le mot de
“civilization”, mais qui ensuite est devenu le mot d’ordre appelant,
littéralement, à “l’ouverture du pays à la civilisation”.
A cet égard, les chiffres aussi
sont éloquents pour mesurer les effets pragmatiques des discours de Fukuzawa:
on sait que Seiyô jijô s’est vendu à
l’époque entre deux cent mille et deux cent cinquante mille exemplaires; la
première livraison de L’Appel à l’étude s’est
tiré à pas moins de deux cent vingt mille exemplaires; “Dans une population
totale de trente-cinq millions d’individus, un Japonais sur 160 m’a lu”, écrit
Fukuzawa.
Sur le plan de l’effectuation du
discours dans le corps social, l’action de Fukuzawa n’est pas moins exemplaire.
Comme on le sait, c’est lui qui institue le modèle d’une éducation civile (un
enseignement “privé”) avec le Keiyô Gijuku (Collège Keiô), ainsi qù’une des
premières sociétés d’intellectuels de Meiji autour de la revue Meirokusha.
C’est aussi lui qui créera, plus tard, le quotidien Jijishinpô/Les Nouvelles de l’actualité,
et qui institue la pratique du discours (“enzetsu” au sens de “speech”).
Dans une telle configuration
problématique, c’est la traduction,
qui occupe la place centrale de l’Aufklärung,
place en somme comparable à la “philosophie” en “Occident”, si l’on peut
définir, à l’instar de Lyotard, la philosophie
comme un discours de légitimation que le discours du savoir tient sur ses
propres principes en tant que raison de la science et aussi en tant que raison
des institutions politiques et éthiques (le “choix” de cette double
légitimation du savoir et du pouvoir serait l’“Occident”, écrit Lyotard). Au
début du L’Appel à l’étude, Fukuzawa
écrit: “Dans les pages qui suivent, je traduirai certains ouvrages occidentaux
en m’efforçant d’être fidèle tantôt à leur lettre tantôt à leur sens, et ce
afin d’exposer, tant dans leur dimension physique que métaphysique, les grands
principes de l’Etude dont les gens devraient faire grand cas”. On aurait cependant tort de penser
que Fukuzawa aurait traduit une quelconque philosophie. Ce que je voudrais
avancer est une toute autre chose: à travers le traduire, il est en train d’inventer un discours de légitimation, un nouveau jeu de langage. Car de “philosophie”, il n’en est pas encore; la
“philosophie” — “理学rigaku” (selon la traduction de
Fukuzawa) ou “哲学tetsugaku”
(selon la traduction, qui finira pas s’imposer, de Nishi Amane) — est
littéralement en cours de traduction. Elle est en latence de façon tout à fait
spécifique et précise à travers l’activité de traduction (et n’oublions pas que
le geste philosophique par excellence: qu’est-ce
que ...? relève
déjà d’une opération métalinguistique, d’une traduction “intralingale” selon la classification de Jakobson).
A travers le traduire, est en
train de s’opérer un passage hétérotopique
du métalangage (cf. l’évocation, au début des Mots et les Choses, d’une page de l’Encyclopédie chinoise de Borgès). Dans ce procès du traduire, on
est en train de naviguer d’une rive de catégories à une autre: l’une disposant de
configurations discursives propre, celle des lettres chinoises essentiellement,
l’autre relevant d’une toute autre table
de catégories. Si le discours de la “philosophie” est un discours par
lequel le discours du savoir tient sur ses propres règles un jeu autoréflexif
de métalangage -- sur les jeux de langage du Vrai, du Juste, de la Raison, etc
--, le discours de légitimation ici, au lieu de se réfléchir dans ses propres
jeux de langage, est en train de passer entre deux bords hétérotopiques. En
effet, comment passer d’un univers de catégories ou de concepts chinois tels
que “理ri”, “義gi”,
“実jitsu”,
etc. à cet autre fondé sur les catégories de 理性Raison, de 真Vrai, ou de 善Bien, etc. Il y a là une véritable épreuve de
l’hétérotopie, au sens où l’entend Foucault dans sa préface de Les Mots et les Choses. Dans un tel
passage d’un système de catégorisation à un autre, se pose la question de
l’hétérotopie, la même que, depuis une autre rive encore, chinoise celle-là,
François Jullien me semble explorer actuellement par rapport à la philosophie. Lorsque cette “philosophie
en latence de traduction” se fera oublier en tant que telle, la philosophie,
“tetsugaku”, naîtra dans la modernité japonaise.
Et pour elle viendra bientôt l’heure
d’une (més)aventure inaugurée notamment par une herméneutique de la langue
japonaise moderne: on se croira en mesure d’interroger dans la langue moderne
japonaise ce qu’est “存在sonzai” (l’“existence”), “真理shinri” (la “vérité”), “善zen” (le “Bien”), etc., alors qu’il ne s’agit là que de néologismes de
traduction. N’oublions pas que 西田幾多郎Nishida Kitarô lui-même appartenait à la première génération de philosophes
qui au tournant du siècle avait commencé à écrire en “style parlé” (“口語体kôgotai”) marqué par la copule “であるde aru”.
Traduire Fukuzawa
Essayons de voir un peu comment
la traduction de Fukuzawa procède. Le début de la première livraison du 学問のすすめ est célèbre:
天 人 上 人 不 造 人 下 人 不 造 云
Le Ciel n’établit aucun homme au-dessus d’un autre
ni n’établit aucun homme au-dessous d’un autre
La phrase est
construite en un parfait parallélisme. Ce parallélisme –purement chinois –, qui
sert de citation d’autorité, telle une maxime, recèle déjà des ressorts
réthoriques d’une force d’autant plus redoutable qu’elle est paradoxale. Le
texte va se développer en l’interprétant. Cette phrase initiale rédigée en kanbun, c’est-à-dire en chinois lu à la
façon japonaise (kanji-yomikudashibun),
où les kanji se répartissent en deux
groupes de six caractères formant un rigoureux parallélisme, semble accomplir
un geste stylistique chinois, mais en apparence seulement. Car cette citation qui
donne autorité ne trouve pas son origine dans les lettres chinoises, mais
provient en fait de la Déclaration des Etats-Unis d’Amérique
que Fukuzawa avait déjà traduite en 1866. Cette phrase deviendra ainsi un mot
d’ordre de l’Aufklärung, par un geste
qui détache le discours de légitimation du contexte culturel de référence,
chinois en l’occurence, au profit du contexte occidental (débrayage et
embrayage). Les mots de ten 天et hito
人 sont eux aussi laissés
délibérément ambigus: ten 天, terme chinois, est ici la traduction du
mot “The Creator”, 人 celle de “men”. Par le geste paratextuel
de cette citation liminaire, la proclamation du droit naturel se dessine à
cheval sur deux univers de références culturelles, et en opérant un
retournement et une conversion des valeurs. C’est cette pragmatique textuelle
qui fait de cet incipit un mot d’ordre de l’Aufklärung
japonaise.
Dès la deuxième phrase, le
discours change de registre, effectuant une paraphrase de la thèse première en
un style plus proche du langage populaire, autrement dit une exégèse prosaïque
et éducative qui développe la thèse formulée par la phrase initiale. Je ne peux
malheureusement pas entrer ici dans le détail d’une analyse textuelle, mais
c’est à chaque phrase pratiquement que le discours opère une variation de
registre, qu’il tend à se placer dans une continuité entre les récits et les savoirs
populaires (comme le montre notamment une “citation-réplique” du Jitsugokyô, un très ancien manuel de
vulgarisation des classiques chinois: le texte “dialogue” ainsi avec les
discours populaires sur les savoirs et les conditions sociales.)
Ce discours contient ainsi en
lui plusieurs discours issus d’autres strates (il est hétéroglossique au sens de Bakhtine) ; il tente de rallier les
discours de différents savoirs populaires. Tout se passe comme si la traduction
d’un concept passait par une déconstruction
du langage des savants, en donnant lieu à la création d’une nouvelle
combinaison – agencement – de
discours de savoirs, autour de néologismes. C’est ainsi que tout ce qui se dit
sur les distinctions noble/roturier, riche/pauvre, paysan/commerçant, etc., est
ramené à la thèse principielle de l’égalité de droit entre les hommes et à
l’importance primordiale de l’Etude. l’Etude, qui est un apprentissage du
savoir mais aussi une éthique, est le seul fondement légitime de l’ordre
social.
Dans le second développement du
texte, se précisent les principes organisateurs de l’Etude dont le système, en
s’opposant à l’ancien ordre du savoir, s’organise comme une véritable éducation
scolaire, laquelle va du niveau le plus simple (“les quarante-sept signes du
syllabaire japonais, la façon de tenir un livre de comptes, savoir utiliser un
abaque ou une balance”) au plus avancé (“la géographie”, la “physique”, l’“histoire”,
l’“économie”, l’“éthique”). Toutes
les disciplines sont appelées jitsugaku:
littéralement, connaissances ou sciences pratiques et réelles. Le mot traduit
“sciences” chez Fukuzawa, par opposition aux kyogaku qui désignent les “disciplines fictives” des Lettres
chinoises ou des Etudes nationales. De façon symétrique, au geste discursif de
la première phrase du premier paragraphe, le début du second paragraphe libère
l’Etude des précédentes références au kanbun
(Lettres chinoises) et des wagaku (Etudes
japonaises). Ce paragraphe intègre
ensuite les discours sur les savoirs tenus par les classes populaires dans le
système des jitsugaku qui en partant
des savoirs pratiques et empiriques sur les choses et faits réels vont se
constituer en sciences fondées sur les “principes rationnels et naturels des
faits et des choses” (Tenzen no dôri,
jibutsu no dôri).
Le geste métalinguistique
élémentaire de définition (lequel s’exprime par la structure “x- wa ... y-
nari”) effectue en fait – sur le plan de la pragmatique textuelle – une
opération d’intégration et d’annexion: les définitions traduisent et
paraphrasent les notions des sciences occidentales, mais en même temps et par
le même geste intègre et annexe les savoirs populaires sous les vocables
traduits. Dans l’armature logique du paragraphe “gakumon to wa ... ni arazu,
... to wa ... ni aru” (“L’Etude
n’est pas ... ; elle est ...” ), c’est
cette pragmatique discursive qui est à l’œuvre: elle invalide les études
sino-confucéennes et les études japonaises qui ne sont que connaissances des
lettres, au profit de connaissances sur les choses réelles; elle désacralise et sécularise les connaissances
d’une part, en introduisant les besoins populaires de savoirs pratiques au
système des jitsugaku, mais d’autre
part, en créant un nouveau type de langage sur les sciences, qui se dégage de
l’emprise des kanbun. A
l’organisation des jitsugaku qui vont
du plus élémentaire au plus avancé selon le progrès de la formation de
l’esprit, répond l’organisation de la “civilisation”. Aux “principes rationnels
et naturels des faits et des choses” (Tenzen
no dôri, jibutsu no dôri), sur lesquels se fondent les sciences, répondent
les “principes naturels des droits” (“kenritsûgi”) fondant la société des
hommes en égalité (“hito no dôtô”).
Tel est le règne de la civilisation (“bunmei”) dessiné ici.
Le discours du premier fascicule
qui constitue la matrice discursive des autres textes composant le recueil, se
compose donc de deux volets: (1) le discours sur les droits comme fondement de
la société des hommes; (2) le discours de légitimation des Sciences (autre sens
de “gakumon”). Tous les deux trouveront leur unité dans le discours éthique de
l’indépendance (“dokuritsu”) de l’individu et de la nation, discours qui
s’intègrera à son tour dans le grand récit du “progrès de la civilisation”.
L’Etude (“gakumon”), de par les connaissances qu’elle permet d’acquérir mais
aussi de par l’éthos qu’elle forme, permettra à l’individu d’accéder à son
indépendance, et par là conférera cette indépendance à la nation elle-même
(“isshin dokuritsu shite kuni dokuritsu suru”). La légitimation de la science
passe ainsi par la légitimation des principes politiques et éthique de la
société, et réciproquement. Voici donc réunies toutes les conditions de la
légitimation moderne.
Il faut aussi souligner la
distinction d’un ordre de droit (“principes naturels des droits”) et d’un ordre
de fait (“arisama”; “condition” en anglais) . C’est précisément à l’Etude
qu’incombe le rôle de libérer l’homme de sa condition actuelle d’inégalité (qui
le soumet aux couples pauvre/riche puissant/faible), en lui conférant le moment
de son indépendance; il en est de même de l’indépendance de la nation.
Tout l’enjeu de la traduction de
Fukuzawa consistait à créer ce discours de double légitimation en mobilisant
toutes les ressources linguistiques et discursives de l’époque: en effet, tous
les mots-valeurs que nous venons de souligner proviennent de la traduction et
ils sont, dans leur quasi totalité, des néologismes. Il ne s’agit pas de
simples modifications de lexique, mais d’une refonte totale de la configuration
discursive, aussi bien que d’une réorganisation globale des registres de
discours.
A partir de la deuxième
livraison, la paraphrase est beaucoup plus hardie, les comparaisons sont encore
plus “vulgaires” au sens propre du terme, les illustrations plus familières, incluant
des proverbes, des récits historiques, des dictons, etc. Fukuzawa sécularise
ainsi le discours du savoir, crée de nouvelles instances discursives avec des
néologismes parmi lesquels les plus importants sont kenri tsûgi (“principes des droits”) ou ningen kôsai (“commerce des hommes”) qui un moment réussirent à
créer de nouvelles énonciabilités sur la société et les hommes.
Traduction et institution discursive de la société
L’Appel à l’étude comme légitimation du savoir moderne, avec toute
sa pragmatique discursive, s’adresse d’abord aux savants (“gakusha”) et aux
futurs savants, mais à travers ceux-ci, théoriquement à tous les hommes
(“hito”) qui sont égaux en droit. Et ce qui est remarquable chez Fukuzawa,
c’est que cet appel à la sécularisation du savoir s’énonce par un langage qui
lui-même tente de se dégager de l’emprise d’anciens langages de savoir (ceux
des “Etudes chinoises” kangaku ou des
“Etudes nationales” kokugaku). Chez
lui, à travers son activité de traduire, séculariser
le savoir et vernaculariser le
langage écrit vont ainsi de pair. Et suivant la double logique de la
légitimation, cette sécularisation institue aussi un nouveau type de discours
politique fondé sur le principe des droits et sur l’égalité des hommes.
Je crois qu’on a jamais bien
compris ce travail de traduction qui était en jeu dans l’écriture de Fukuzawa.
Alors qu’il est de loin le plus grand prosateur de la modernisation japonaise.
En ne voyant en lui que l’inventeur d’un style “simple” (“heii na buntai”), on
méconnaîtrait dans ce style appelé “nouveau style populaire”
(“shin-heizoku-bun”) une théorie sociale
du langage, une théorie sociale de la
communication, une théorie de la
traduction qui sont implicites mais coextensives à tous ses écrits. Citons
pour l’illustrer un passage de sa préface aux Œuvres complètes:
Ne pas hésiter à recourir dans le contexte
populaire au vocabulaire chinois, juxtaposer le kango (le
vocabulaire chinois) et le populaire, mélanger chaotiquement les genres
archaïques et vulgaires, piétiner les lieux sacrés des kanbun, subvertir leur grammaire, utiliser
pêle-mêle toutes les phraséologies compréhensibles et faciles, afin que la
civilisation se propage parmi le public. (Préface
aux Œuvres complètes, 1898)
Rappelons aussi
que Fukuzawa se plaisait à utiliser pour pseudonyme le nom de 三十一谷人, qui est un anagramme des deux caractères世俗 (“vulgaire”) ; la sécularisation de
l’écriture est la visée centrale de son oeuvre, comme on peut le lire dans
cette déclaration du “sécularisme” de l’écriture:
Je décidai que mon écriture soit de bout en
bout séculière et qu’avec mes phrases séculières ordinaires je dirigeasse le
monde séculier à la civilisation. (ibid.)
A mon sens, c’est
cette politique implicite du langage qui est opérante à tous les niveaux de son
écrire-traduire, qu’il nous importe d’analyser.
Rappelons-nous aussi que c’est
lui qui a introduit et inventé la pratique du “discours” (“speech”) dans le
Japon qui jusque-là ignorait cette pratique de la parole publique. La
communication entre le destinateur (“boku”, “wagahai”), d’une part, et le
destinateur collectif et impersonnel (“shokun”), de l’autre, communication qui se fait
en “style parlé”, est une invention de Fukuzawa qui eut lieu vers l’an 7 de
l’ère Meiji (1874). Sans cette pratique d’une communication publique orale, le
Mouvement pour les libertés et les droits civiques (“jiyû minken undô”)
n’aurait pu exister.
Pour essayer de cerner une
politique de la traduction chez Fukuzawa, il faudra donc tenter de suivre ce
qui serait une micropolitique du mouvement
du traduire qui, dans les transformations générales des langages qu’il opère,
fait intervenir de multiples fonctifs discursifs modifiant les rapports de
forces à l’œuvre dans les discours. Il ne faudra pas poser la question de la
traduction au niveau des macro-unités, telles que la langue japonaise, les
langues occidentales. Rien ne sera plus faux que de dire que Fukuzawa traduit
d’une langue occidentale en langue japonaise.
Pour
traduire par exemple les termes de “Rights” ou de “Society”, il fallait créer
des néologismes, tels que kenri tsûgi,
tsûgi, kengi, ningenkôsai, lesquels
désyntagmatisaient les mots des discours à dominante kanbun qui constituaient l’ancienne réserve de catégories
définissant une formation discursive de la société. Mais ces néologismes qui
sont les mots-valeurs des nouveaux discours de la société, doivent, pour être
définis métalinguistiquement, être paraphrasés, illustrés, motivés, par
d’autres figures de discours qui sont puisées dans d’autres réserves
linguistico-discursives de la société. Une “bonne” traduction, ne serait-ce que
d’un mot, ne s’arrête jamais au mot traduit: elle donne lieu à une série
indéfinie de traductions interlingales,
interdiscursives, intersociolectales, etc. La traduction
ouvre alors à une sémiosis beaucoup
plus générale, créant une nouvelle énonomie d’énonciations, et partant des
rapports sociaux. Toute une cascade de transformations découlera donc d’une
traduction, à partir de ces nouveaux mots-pivots de discours. Si les
néologismes désyntagmatisent la table des catégories des anciennes lettres
chinoises, ces nouveaux syntagmes sont introduits et embrayés dans de nouveaux
espaces de langages plus populaires et oraux, lesquels commencent à former les
nouveaux espaces discursifs du savoir et du pouvoir. Ainsi, dans un espace
langagier qui ne connaissait ni 社会shakai (société)、ni 個人kojin (individu)、ni 権理kenri (droit)、ni 教育kyôiku (éducation)、ni 近代kindai (modernité) etc., allait naître un
ensemble de nouvelles configurations discursives de la société dont ces
néologisme étaient néanmoins la source.
Mais comme les exemples célèbres
des kenri tsûgi, ningenkôsai chez Fukuzawa l’indiquent, au cours d’une petite
dizaine d’années que l’on situerait entre 1875 à 1885, cette sémiosis générale
et multiple de la micropolitique de la traduction se trouvera progressivement interrompue.
Les mots traduits seront fixés et les règles discursives se stabiliseront.
C’est là qu’on pourra sans doute repérer l’institution discursive de la société
moderne au Japon. Le sens des mots traduits deviendra alors leur usage. Et cela avec toutes les
conséquences que l’on sait.
3. La “philosophie” comme oubli de la traduction
On
s’accorde généralement à voir l’acte de naissance d’une philosophie “originale”
d’expression japonaise avec Nishida Kitarô 西田幾多郎 (1870-1945), notamment avec la publication
de son premier livre 『善の研究』 Zen no Kenkyû (Etude sur
le Bien) en 1911, soit la dernière année de l’ère Meiji. Durant les 45 années
de Meiji, s’était opéré tout le processus de transformation culturelle qui avec
l’entreprise massive de traductions dont nous venons d’entrevoir la
signification, a détaché la culture japonaise de son lien traditionnel à
l’univers chinois. Les Japonais ont ainsi changé de registres discursifs — on
parle de “réformes de la langue japonaise” (Kokugo Kairyô Undô国語改良運動) — : on n’écrit plus de la même manière,
on écrit “comme on parle”, c’était là la révolution du langage vernaculaire
appelée mouvement pour l’ « unification du parler et de l’écrit »(Gen Bun Itchi言文一致). Il y a là toute une problématique concernant
l’invention narrative de la nation et la constitution de la langue nationale,
dont le rôle sied principalement à la littérature moderne[10].
Citons seulement le témoignage de Natsume Sôseki (1867-1916). Vers 1907, dans
la préface de son Traité de littérature,
Natsume Sôseki, la plus grande figure de la littérature moderne au Japon, écrit
: « J'avais appris depuis mon enfance les lettres chinoises. Même si leur
connaissance était restée assez rudimentaire, j’avais appris à mon insu la
définition de ce qu'était la littérature dans les classiques de l'histoire
chinoise. (Lorsque j'ai commencé à étudier la littérature anglaise), j’en ai
déduit ce qu’était la littérature et j’ai alors décidé d’y consacrer ma
vie ». Sôseki découvrira très vite que la littérature au sens des lettres
chinoises et au sens que lui donne l’anglais ne constitue pas deux choses
susceptibles d’une définition unique. La littérature japonaise moderne trouve
son origine dans la conscience de cette faille.
Pour Nishida qui est contemporain de Sôseki, la
“philosophie” participe de la même constellation épistémique. L’espace discursif de la philosophie moderne s’est
ouvert sur le retrait et l’oubli de l’univers des lettres chinoises. On se
croit en mesure d’interroger dans la langue moderne japonaise ce qu’est “存在sonzai” (l’“existence”), “真理Shinri” (la “vérité”), “善Zen” (le “Bien”), etc., alors qu’il ne s’agit là
que de néologismes de traduction. Nishida appartient à cette première
génération de philosophes qui au tournant du siècle avait commencé à écrire en
“style parlé” (“口語体kôgotai”) marqué par la copule “であるde aru”. 実在Jitsuzaï signifie
« existence » et 意識 Ishiki « conscience » et ce
vocabulaire forme déjà un élément quasi
naturel du langage philosophique et personne ne semble se douter qu’il s’agisse
là de néologismes inventés par les aînés directs à partir du travail intensif
de recatégorisation des terminologies chinoise et /ou bouddique.
Au début, avec 『善の研究』 Zen no Kenkyû (Etude
sur le Bien), la philosophie de Nishida est une philosophie de la
conscience qui déduit la connaissance, la morale et la religion à partir de la
réflexion de et sur la conscience préexistant à la relation Sujet-Objet: le
philosophe postule une conscience pré-réflexive dénommée « expérience
pure ». À partir de la postulation de cette « expérience pure »,
le vocabulaire philosophique de Nishida s’articule en rendant transparente
au lecteur la problématique de la conscience
dans la philosophie occidentale: une jonction est ainsi opérée avec l’histoire
philosophique de l’Occident.
La philosophie idéaliste fondée en
tout premier lieu sur la conscience, telle qu’elle s’est formulée avec Nishida,
développera son système durant les 40 ans qui vont suivre, en donnant naissance
à ce qu’on a appelé l’École de Kyoto.
Cette école va massivement emprunter à la phénoménologie de Husserl – dans le
sillage de la philosophie de la conscience chez Nishida – avant de s’incorporer
à la philosophie ontologique de Heidegger. La philosophie moderne japonaise
sera ainsi massivement allemande.
Au-delà des polémiques sur la
compromission politique de la
philosophie de Nishida avec le militarisme des années 40, ce qui est à
souligner chez les philosophes de l’École
de Kyoto, c’est le contraste frappant qui existe entre leur thématisation
marquée de la culture japonaise et leur impensé sur la formation historique de
leur propre vocabulaire philosophique. Le thème d’”expérience pure” proche de
la réduction phénoménologique est « découverte » par Nishida dans
l’expérience méditative du Zen; le thème de l’herméneutique culturelle du
« iki » est recherché
dans l’univers prémoderne d’Edo par Kuki Shûzô. Ce retour aux sources
culturelles japonaises ou asiatiques laisse curieusement intacte la question de
la constitution historique récente de leur propre métalangage philosophique.
C’est en systématisant cette méconnaissance que l’École va bâtir son idéalisme
totalisant sur la base d’un renversement – à partir de sa théorie du vide, du
néant et du non-sujet, un système qui réussissait à articuler la philosophie
politique à partir d’une conscience phénoménologisante et conduisant à une
légitimation de l’État. D’où le tristement fameux colloque de 1943 sur le
“Dépassement de la modernité”[11].
La puissance critique de la philosophie politique
de Maruyama Masao 丸山真男(1914-96), s’explique en partie par cette situation de la philosophie
d’avant la Deuxième Guerre Mondiale. Maruyama a été un des premiers penseurs à
mettre le doigt sur cet oubli du substrat culturel – pré-moderne -- de la
pensée et de la philosophie
politique japonaise, en expliquant celle-ci à partir des catégories de pensées
politiques de l’Époque Edo et en soulignant la dimension théorique de la
modernité traductrice. Avec son『日本政治思想史研究』Nihon Seiji Shisôshi Kenkyû (1953) (Essai sur l’histoire de la pensée politique au Japon )[12],
l’auteur explore les couches de pensée politique qui étaient opérantes chez les
penseurs de l’époque Edo . Son histoire de la pensée politique est une
entreprise archéologique (en un sens
proche de Foucault) pour évaluer la modernité de la pensée politique japonaise telle
qu’elle s’était formée par la transformation et la recatégorisation de la
tradition chinoise et par l’invention du politique sous l’impulsion de
l’Occident. Dans ses derniers écrits, notamment dans 『「文明論之概略」を読む』Bunmêiron no Gairyaku wo yomu (Lire le Bunmeiron no Gairyaku de Fukuzawa)[13], ou 『翻訳と日本の近代』Honyaku to Nihon no Kindai (La traduction et la modernité japonaise, entretien avec Katô Shûichi),[14]
le penseur reviendra sur la question de la formation historique des Lumières
japonaises à travers la traduction. Il y a à continuer, me semble-t-il, cette
entreprise de la philosophie critique pour cerner une expérience originale de
la modernité de pensée qui a vu le jour en Asie de l’Est il y a environ un
siècle et demi.
4. Quelques conséquences et perspectives
Après cette
présentation qui risque d’être un peu trop
sommaire, que peut-on conclure? La philosophie n’est pas comme les autres
pratiques culturelles: s’il s’agissait d’une fashion ou d’un style de cuisine, ou encore d’une pratique
narrative, tout pourrat laisser espérer que les traductions et le métissage
qu’elles opèrent, pourraient être bienfaisantes.
Mais en philosophie, la philosophie “créole” ne sera pas toujours un bon plat à
recommander. Cependant on ne saurait non plus en rester toujours à une critique
de la raison pure occidentale. Nous
sommes au Japon dans une période où on est enfin en train de recenser les
formations historiques de la modernité; à l’étape actuelle des recherches en
sciences humaines et sociales, les études historiques prévalent sur les
problèmes théoriques; mais je pense que de ces études historiques découleront des
travaux sur les fondements catégoriels de ces recherches. On devrait alors
procéder à une critique historique de la raison traductrice. C’est un peu à
cela que je songe en concevant ce projet d’études sur les modernités
plurielles. Si l’arraisonnement par la Raison occidentale est à l’origine de la
modernisation-mondialisation, les raisons traductrices qui se sont constitués
n’en resteront pas moins motivées selon d’autres stratifications catégorielles.
C’est là que je repère la formation d’une condition d’être à la fois le même et
l’autre en matière de pensée, et qu’on trouve formée une modernité spécifique
de l’autre qui recatégorise, en affirmant la condition historique de
l’universel, l’expérience moderne à partir de ses stratifications culturelles.
Et rien n’interdira de penser qu’un jour, une modernité de l’un pourra
re-consteller les modernités des autres. Penser les modernités en
Extême-Orient, c’est penser cette condition historique déterminée de
l’universel dans cette zone culturelle spécifique: il s’agira non seulement de
faire une étude généalogique des discours et des pratiques culturelles modernes
mais de faire aussi la critique — surtout épistémologique — des concepts à
l’œuvre dans les recherches scientifiques en cours, en observant comment les
concepts traduits, entre autres, opèrent au sein des pratiques théoriques.
[1] Texte
d’une conférence prononcée le 29 mars 2002 dans le cadre du séminaire de
François Jullien à l’Institut Marcel Granet de l’Université de Paris 7 Jussieu.
Je remercie François Jullien de son accueil amical.
[2] Cf. Hidetaka Ishida “Nation et
narration, le rôle de la littérature dans la formation de l’espace discursif
moderne” , in Daruma, revue d’études
japonaises, Nos. 10-11 automne 2001 – printemps 2002, pp. 183-200
[3] Cf. Hidetaka Ishida “The Perspective as a factor of the Modernity: on the introduction of geometrical
perspective in the Eary Modern
Japanese Art”, in Language
Information Text, April 1997-1998, pp.
33-44; et aussi « Régimes narratifs et récits de voyage au
Japon(1890-1930) », in Genèses, No. 35 "L'Europe vue d'ailleurs", éd.
Bélin, juin 1999, pp. 83-106
[4] Cf. Hidetaka Ishida «
Comment penser ensemble la modernité ? – De la désorientation moderne », in La
modernité après le post-moderne, sous la direction de Henri Meschonnic et
Shiguehiko Hasumi, éd. Maisonneuve & Larose, 2002 pp. 157-164
[5] Collège International de la Philosophie, séminaire “La philosophie
et ses Lumières : penser les modernités en Extrême-Orient”, directeur Hidetaka
Ishida (http://www.nulptyx.com/ciph/)
[6] Martin Heidegger: “D'un entretien de la
parole” ( “Aus
einem Gespräch von der Sprache: Zwischen einem Japaner und einem Fragenden”)
in Acheminement vers la parole (Unterwegs zur Sprache 1959) trad.fr.
Gallimard coll.”Tel" 1976
[9] On pourra se référer à la
traduction d’un extrait de cet ouvrage dans Cent
ans de pensée au Japon, Tome 2, sous la direction de Yves-Marie Allioux,
Picquier, 96.
[10] Cf. Hidetaka
Ishida “Nation et narration, le role de la littérature dans la formation de
l’espace discursif moderne” , op.cit.
[11] Je n’ai pas ici assez
de place pour développer une analyse sur la philosophie de Nishida et l’Ecole
de Kyoto: je vous renvoie à l’article de Nishitani Osamu,”La formation du sujet
au Japon”, Cahiers INTERSIGNES automne 1994.
[12] 丸山真男『日本政治思想史研究』 東京大学出版会 1953 ; Masao Maruyama ESSAI SUR L'HISTOIRE DE LA
PENSEE POLITIQUE AU JAPON, Tr.fr. par Jacques Joly, PUF, 1998