1998年1月1日木曜日

“Pli selon pli: une poétique du pli selon Mallarmé”, in No. spécial “Mallarmé”, Europe, janvier-fév. 1998, pp. 92-103


Pli selon pli: une poétique du pli selon Mallarmé
par Hidetaka ISHIDA


                A des heures et sans que tel souffle l'émeuve
                Toute la vétusté presque couleur encens
                Comme furtive d'elle et visible je sens
                Que se dévêt pli selon pli la pierre veuve
                                                                             Remémoration d'amis belges   1893 (note 1)

                Je voudrais reprendre à mon propre compte la fameuse expression de Mallarmé "pli selon pli" dans Remémoration d'amis belges. La ville de Bruges se remémore à travers de multiples plis: plis atmosphériques du brouillard et plis minéraux de la “pierre  veuve” de l’édifice, mais s’y superposent aussi les plis mentaux de la mémoire. L'édifice de la maison baroque qui "porte le pli à l'infini"(Deleuze) (note 2) se trouve ainsi voilé dans les plis du temps passé, mais c’est précisément en se retirant et en s’enveloppant dans les replis de l'âme que le “je” pourrait véritablement “sentir” “se dévêtir”  le souvenir des âmes amies qu’il a rencontrées là-bas. Chez Mallarmé, l’âme communique par les plis, avec et à travers les plis de la matière, du temps, du tissu, du rideau, du papier, des lettres ou du livre... Cette logique de la communication par plis est le principale mobile de cette image si forte du rythme enjambant "pli selon pli". La subjectivité poétique est inséparable du sensible parce qu'elle sera rythmique et non linguistique; elle est indissociable de la matière parce qu'elle aura une autre logique de formes,  chaque fois singulière,  que n'ont pas les formes linguistiques. Quelle logique autre et singulière des formes? Et quelle autre logique du rythme? C'est dans cette problématique-là que nous rencontrons la question des plis mallarméens. Que cette logique du rythme et du pli soit inséparable du lieu et du temps du sujet, c'est ce que nous essaierons de voir à partir de quelques exemples.

1. La chambre  de Mallarmé
                Mallarmé est essentiellement un poète de chambre. C'est un poète de la clôture, du lieu clos. Comme le montre déjà le titre du premier recueil de jeunesse Entre quatre murs(1859-1860) (note 3). Dès les premiers textes, cette poésie a pour lieu de prédilection l'espace intérieur. Ainsi Le Sonneur(1862) (note 4)et Les Fenêtres (1863) (note 5) ont-ils pour décor un tel espace intérieur -- intérieur du clocher ou dortoir d’un vieux “moribond” --  qui est une allégorie de la subjectivité poétique prise aux affres de l’Impuissance. Quant aux premiers poèmes en prose, tels que Plainte d'automne(1863) (note 6) ou Frisson d'hiver (1863-1864)(note 7), ils décrivent  directement la chambre de Mallarmé à Londres ou à Tournon. La chambre figure l'intérieur subjectif où le poète retiré du monde s'enferme: elle est un lieu de subjectivité poétique où motivé sans doute par le deuil constitutif de la poésie mallarméenne, le sujet peut vivre sa temporalité fixée,  depuis sa jeunesse, à l'antériorité. Ce qui compte n’est certes pas les motivations psychologiques, mais le régime d’énonciation qu’elle permet d’installer: l'écriture de la chambre constituera le lieu d’une expérimentation décisive pour la formation de la poétique mallarméenne. L'intérêt pour le théâtre qui se manifeste avec Hérodiade (1864) (note 8) et le Faune (1865)(note 9) et qui se prolongera jusque dans les derniers écrits -- les textes sur le théâtre du Crayonné au théâtre(note 10), ainsi que les fragments du Livre (note 11) -- relève aussi de cette problématique du lieu clos. 
                Dans la chambre mallarméenne, il y a quelques motifs constants : le miroir, l'horloge, la tapisserie ou les tentures, ... Chacun d’eux a une raison d'être et une fonction précises. Le miroir est notamment après Herodiade un corrélat du dépérissement de l'image de soi; l'horloge marque la temporalité de même qu’elle  fontionne comme ressort du récit(l'Ouverture  ancienne d'Hérodiade (note 12) ou Igitur (note 13) ); et quant à la tapisserie et aux tentures, comme nous allons le voir, elles forment avec leurs plis un élément primordial du sujet dépersonnalisé.
                En 1866, Mallarmé qui vient de déménager à Besançon, écrit à François Coppée:

je ne vivrai que quand j'aurai ma chambre à moi, seule, pleine de ma pensée, les carreaux bombés par les Rêves intérieurs comme les tiroirs de pierres précieuses d'un riche meuble, les tapisseries tombant à plis connus.(la lettre du 5 déc. 1866). (note 14)

                Avec la composition d'Hérodiade, la chambre mallarménne se transforme en lieu de fantômatisation du sujet. Ce qu’annonçait déjà le début de la Scène d’Hérodiade avec la première tirade de la Nourrice  remarquant l’effacement de l’héroïne:

v. 1     Tu vis! Ou vois-je ici l'ombre d'une princesse?

A partir d’Hérodiade, l’“ombre” devient chez Mallarmé le mot central pour désigner la figure du sujet de l’énonciation. Celui-ci cesse d’être identifié avec le personnage de l’énonciateur, se dépersonnalise; la figure du sujet se fantômatise et commence à flotter dans la chambre mallarméenne devenue ce "décor d'absence" du Sonnet allégorique de lui-même (note 15) (“une chambre avec personne dedans”, dit la lettre de Mallarmé expliquant ce poème (note 16) ) . Et c'est précisément alors que les "plis connus" de la tapisserie, que Mallarmé semble parfois préférer appeler "tentures" à cause de la rime avec "temps" dans Igitur, viennent au centre de la poétique mallarméenne.
               Examinons ce mouvement dans l'Ouverture ancienne d'Hérodiade, qui marque le point culminant de cette recherche de l'écriture de la chambre et de la dépersonnalisation-fantomatisation du sujet de l’énonciation. C'est aussi un des premiers grands poèmes du pli :

              v. 20  La chambre singulière en un cadre, attirail
                        De siècle belliqueux, orfèvrerie éteinte,
                        A le neigeux jadis pour ancienne teinte,
                        Et sa tapisserie au lustre nacré, plis
                     Inutiles avec les yeux ensevelis
v.25     De sibylles offrant leur ongle vieil aux Mages,
                     Une d'elles, avec un passé de ramages
                     Sur ma robe blanchie en l'ivoire fermé
                     Au ciel d'oiseaux parmi l'argent noir parsemé,
                     Semble, de vols partir costumée et fantôme,
                       ...   
                                                                                                                   (souligné par moi)

Dans cette exposition de la chambre d'Hérodiade, la Nourrice qui mène l'Incantation, se met à flotter en “fantôme”. On trouve dans ce décor  la “tapisserie” d'Idumée, d'où la Nourrice d’Hérodiade , qui est une Sibylle, est originaire. Elle commence à se confondre avec l'une des sibylles -- “une d’elles” -- brodées en tapisserie; la confusion est provoquée et soutenue par le mouvement dépersonnalisant de son chant.
                L'incantation identifie le sujet aux plis de la tapisserie en le fantômatisant. La Nourrice dépersonnalisée se métamorphose en une “Ombre magicienne”. Sa voix, celle d’une vieille prophétie(“v.39  Cette voix , du passé longue évocation”), tente alors de coïncider avec celle du Prophète à venir qui aurait dû être Saint-Jean dans le drame d'Hérodiade: “Voix” qui aurait dû “se lever” à travers les “plis” du voile qui couvre encore le plat d'argent destiné à recueillir sa tête au finale du drame:

                       Ombre magicienne aux symboliques charmes!
                       Une voix, du passé longue évocation;
              v.40  Est-ce la mienne prête à l'incantation?
                        Encore dans les plis jaunes de la pensée
                        Traînant, antique, ainsi qu'une toile encensée
                        Sur un confus amas d'ostensoirs refroidis,
                        Par les trous anciens et par les plis roidis
              v.45  Percés selon le rythme et les dentelles pures
                       Du suaire laissant par ses belles guipures
                       Désespéré monter le vieil éclat voilé
                       S'élève...
                                                                                                                              (souligné par moi)

Ici, au sommet rythmique(vers 48) du poème de 96 vers, l’incantation dépersonnalisée ("est-ce la mienne prête à l'incantation")  superpose totalement son propre rythme d’énonciation (“Percés selon le rythme”) au déploiement des plis du voile d'où “s’élev” (erait) (v.48 "s'élève" ) la Voix du Prophète. Le rythme du dire se dit selon les plis du tissu (“toile encensée”) et  les plis se disent “selon le rythme” du dire poétique. Et cette énonciation dépersonnalisante préfigure la Voix poétique à venir dont le drame d’Hérodiade se propose d’être l’illustration. Telle est l’économie  allégorique de cette énonciation prophétique.
                A partir de cette écriture d'Hérodiade, le pli -- de tentures, de tapisserie, de dentelles --, devient chez Mallarmé un motif privilégié. Ainsi, dans Igitur, l’autre écriture expérimentale du pli, à l’intérieur de cette étrange “chambre du temps”, les “tentures” déploient silencieusement leurs plis dans la pénombre, laissant seulement la faible lueur d’une lampe éclairer la page du livre ouvert. Parmi des reflets incertains du miroir sans tain demeure encore l’ombre du héros, mais sa figure dépersonnalisée disparaîtra dans le “corridor du temps” que forment les tentures , à travers leurs plis.  On pourra aussi évoquer le logis du poète dans Sonnet en -yx: en s’effaçant du “décor d’absence”, le “Maître” “est allé puiser de l’eau du Styx” avec un “ptyx”, qui n’est rien moins qu’un pli(en grec le ρτυχ  est un “pli”)...
                Comme l’a montré l’incantation de la Nourrice d’Hérodiade, le sujet, par la “disparition élocutoire du poète, qui cède l’initiative aux mots”, se transforme en pli du langage.  Le pli deviendra une forme-sujet du dire poétique mallarméen, une figure par excellence de la subjectivité poétique.  Et c’est  le rythme qui sera actualisateur de ces plis. Un poème consiste à faire avec son rythme un pli tant sensible que langagier, sur la surface d’un tissu  qui sera aussi bien matériel que textuel. Le pli du poème s’actualise selon le rythme du texte poétique; et le discours du poème se replie de manière autoréférentielle sur le  rythme de son propre dire. C’est là qu’on peut remarquer un entrelacs complet du pli et du rythme; nous voyons  s’y rencontrer  une poétique du pli et une poétique du rythme. Et cette implication réciproque du pli et du rythme ouvrira une problématique épistémologique dont la portée générale ne restera pas seulement mallarméenne, touchant aussi bien le statut de l'individuation par le discours,  que celui de la signifiance du texte poétique et celui du sujet poétique.  Nous allons examiner à l’instant ce que cette poétique du pli et du rythme aurait permis à Mallarmé dans sa poétique de la société, notamment dans les poèmes critiques des Divagations.

2. Le pli et le "rythmos"
                Mais pour mieux saisir l'ampleur de cette problématique épistémologique, il nous faudra ici faire un ou deux détours théoriques en prenant des références philosophiques pour étayer nos arguments. Car pour en saisir la portée, il nous faudra repenser ce qui est en question avec le pli et le rythme.
                Pour la question du pli, je me tourne vers Deleuze  et  à travers lui vers Leibniz. Si on peut, à suivre Le pli: Leibniz et le Baroque de Gilles Deleuze(note 17) , définir le baroque comme "pli porté à l'infini", la chambre mallarméenne offre une ressemblance plus que parfaite avec la maison baroque décrite par le philosophe: notamment elle présente une similitude troublante avec l'allégorie de la chambre obscure chez Leibniz. Dans Nouveaux Essais sur l'entendement humain (note 18),  à Philalèthe(=Locke) qui compare l'entendement à un "cabinet entièrement obscur qui n'aurait que quelques petites ouvertures pour laisser entrer par dehors les images extérieures et visibles", Théophile(=Leibniz) répondait en dessinant l'allégorie d'une chambre de la monade:

Pour rendre la ressemblance(=l'allégorie de la chambre pour figurer la structure de l'esprit) plus grande il faudrait supposer que dans la chambre obscure il y eût une toile pour recevoir les espèces, qui ne fût pas unie, mais diversifiée par des plis, représentant les connaissances innées; que de plus cette toile ou membrane, étant tendue, eût une manière de ressort ou force d'agir, et même une action ou réaction accommodée tant aux plis passés qu'aux nouveaux venus des impressions des espèces. Et cette action consisterait en certaines vibrations ou oscillations, telles qu'on voit dans une corde tendue quand on la touche, de sorte qu'elle rendrait une manière de son musical.(livre II, chap.12) (note 19)

La chambre de la monade et celle du poème mallarméen se ressemblent étrangement. Il ne s'agit pas de dire que Mallarmé aurait été un lecteur de Leibniz, ni qu'il y aurait une filiation secrète. Mais c'est pour souligner que le pli invite à penser autrement la question de la forme(rapport forme/substance, matière/forme), de l'individuation par une forme(c'est là le problème crucial de la monadologie), de la communications par formes d'individuations singulières, etc.  Donc pour repenser à fond la question de la forme qui apparaît à l'endroit du pli, c'est-à-dire pour prendre au sérieux le "pli selon pli" de Mallarmé, ce détour s'avérera utile.
                Un autre détour théorique s'imposerait pour mieux penser la superposition chez Mallarmé de la problématique du pli et de celle du rythme.  Il s'agira de repenser le rythme. Je renvoie au Critique du rythme de Henri Meschonnic (note 20) pour l’ensemble de ces questions. Simplement je tiens à préciser qu’ici encore, penser la forme sous les catégories de morphée, d’eidos, ou de rythmos modifie complètement les données de la question de la forme; et qu'en même temps, concevoir le rythme sous les catégories du metron, du skema, ou du rythmos, transforme aussi totalement la perspective. Et précisément, le rythmo” est au croisement de ces deux ordres de questions.  La célèbre étude de Benveniste (note 21)  qui rectifie l'étymologie du mot “rythme”, fait dériver le "rythmos" du " ρειν": chez les Ioniens,  il s'agissait d'une forme comme disposition d'“atomes” en un ensemble qui configure en mouvement. Le rythmos désignait le mouvement même de cette formation ou configuration. Ce serait seulement après Platon que ce mouvement a été arrêté pour se faire numériser en metron. 
                Ce qui serait intéressant, ce serait de repenser la question de la forme au croisement de ces deux problématiques du pli et du rythmos. Cela transformerait radicalement nos paradigmes pour penser le langage, le signe, la prosodie, la rythmique poétique, comme questions de formes. Le pli est par exemple opérateur de formes; mais avec le pli, la forme n’est plus hypostasiée idéellement.  Alors  que la morphée est indépendante de la matière, le pli n'est jamais dissociable de celle-ci. La forme-morphée est identique partout, mais le pli-forme n'a pas d'identité. Il est répétition de soi-même sans identité. Le rythme lui aussi est répétition de soi sans identité. Il n'y a pas deux plis identiques; le pli est inséparable du lieu de son événement, il est l’événement même d'une forme. Il n'y a pas de discours qui n'aurait pas de rythme; car le discours est un événement de parole dont le rythme est la configuration. Le rythme comme configuration d'un événement du discours et  le pli comme événement d'une forme dans la matière... On voit des implications énormes que tous ces changements de paradigmes vont apporter aux questions du langage et de la signifiance. Toute la question de la linguistique et de la sémiotique  passe par là. D’ailleurs, tout cela fera , comme on l’a vu notamment avec la théorie de catastrophes (René Thom (note 22) ) sur la “morphogenèse”, l'objet d'études topologiques. L’enjeu est donc cnsidérable pour une théorie du pli et du rythme de repenser l'activité de la forme et du sens.

3. Les plis et les chimères
                Je laisserai provisoirement en suspens cette vaste question, pour souligner certains traits qui révèle chez Mallarmé l’existence d’un critique du pli, un critique du rythmos, un critique par pli-rythmos.
                Le pli mallarméen qui s’est mis à se replier et se déplier à partir des tenture d’Hérodiade, se dispose pour former un lieu de fiction: un espace-temps subjectif dont la rêverie se déploie selon le langage ou la musique. Le pli devient chez Mallarmé un déclencheur de l’imaginaire.
                L’éventail est de ce pli, ainsi que le rideau de théâtre. Il en est de même du pli vestimentaire. Le pli détache le sujet du monde réel pour le ravir dans l’imaginaire. Le pli est ce “rien” en ce qu’il n’a aucune matérialité, mais il transforme la matière en un élément de forme dans une configuration  chaque fois singulière.
               L’éventail-pli est un pré-élément du langage(“comme pour langage”): à partir du papier plié, le “rien” de la forme se constipe  pour que le sujet puisse y poursuivre une expérience du sens en prenant son envol vers l’imaginaire(“un battement aux cieux):

                Avec comme pour langage
                Rien qu’un battement aux cieux
                Le futur vers se dégage...
                                                 (L’Eventail de Madame Mallarmé) (note 23)

Un simple pli, et s’installe un lieu propre au sujet pour  recueillir  le “futur vers”. Si cet “unanime pli”(l’Autre éventail de Mademoiselle Mallarmé) de l’éventail fait “reculer(...) délicatement l’horizon(...)  de la Nature”(note 24), c’est pour déployer un écran de rêverie.  Ainsi, l’imaginaire mallarméen ne fait pas table rase du monde, mais procède par plissement du monde.  Les plis qui sont à la lettre des riens, y sont formateurs des lieux imaginaires du sens, dans lesquels le sujet, en se rendant impersonnel, peut se constituer en son propre élément de fiction. Le livre et l’éventail s’apparentent par le pli:

“Ce que pour l’extrême-orient, l’Espagne et de délicieux illettrés, l’éventail à la différence près que cette autre aile de papier plus vive: infiniment et sommaire en son déploiement, cache le site pour rapporter contre les lèvres une muette fleur peinte comme le mot intact et nul de la songerie par les battements approché.”(Etalages) (note 25)

            La science du pli qui s’était formée parmi les tentures de la chambre mallarméenne, trouve son développement dans la théorie sociale de la “Fiction” qui est une sorte de chimérologie  généralisée. Toutes les formations de la fantasmagorie collective se fait analyser chez Mallarmé en termes de plis. Ainsi, une simple “grange” à Valvins peut par vertu du “pli naïf” d’un rideau se transformer en un lieu improvisé de fantasmagorie théâtrale:


Ils=les comédiens le=le toit du grange à Valvins peuvent 
                                                                / changer  vite en Eldorado
Pour peu qu’au pli naïf qui tombe du rideau
La rampe tout en feu mêle l’or d’une grange.
                                                   (Théâtre de Valvins: Sonnet d’inauguration /
                                                               Au public). (note 26)

Le rideau plie l’espace en salle et scène, creusant ainsi l’“ouverture de gueule de la Chimère”(Crayonné au théâtre) (note 27). Par ce pli, le théâtre ouvre pour Mallarmé un antre, un lieu de rien où le sujet spectateur assiste à une amplification imaginaire de son “Soi”, comme l’indique la célèbre formulation: “Lieu se présente, scène, majoration devant tous du spectacle de Soi”(note 28). Dans ce trou de la chimère, la “foule” est confrontée  à la “conception spirituelle” de son “Néant”(note 29).  Autrement dit, s’il n’y a pour les hommes aucun  fondement au sens de leur existence, par le pli théâtral de l’imaginaire, qui n’est rien, ils pourraient au moins se replier sur leurs propres chimères: le pli vient ici en position de ce rien  symbolique pur comme unique et ultime garant de la  vie sociale.
                La chimérologie mallarméenne dénote ainsi toute une poétique de la société. La cité, séparée de la “Nature” à laquelle “on n’ajoutera pas”(La Musique et les Lettres) (note 30) , se penche sur son propre néant, à travers ses institutions chimériques que sont le théâtre, le spectacle, la musique, mais aussi la religion. A la tombée du jour,  dans de divers coins de la capitale, dans les salles de concert ou de théâtre -- dans le “trou magnifique ou l’attente qui, comme une faim, se creuse chaque soir, au moment où brille l’horizon, dans l’humanité”--; s’ouvre la “gueule” de ce “Monstre, Qui ne peut Etre”(note 31) , la “Chimère méconnue et frustrée à grand soin par l’arrangement social”(Crayonné au théâtre)(note 32). La forme de la Chimère varie selon l’imaginaire social et ses dispositifs par lesquels l’humanité se réfléchit dans différentes formes de rêves: le théâtre, la musique d’orchestre, le concert  d’orgue, mais aussi la liturgie catholique, la messe, les cérémonials ou les solennités.
                 La musique qui est comparée au “diaphane rideau de symboles, de rythme”(note 33) peut actualiser avec ses “ors” de l’orchestre ou le rythme les plis de l’âme. Les personnages dans le drame musical fusionne avec les “invisibles plis d’un tissu d’accords”(note 34) : le héros épouse alors l’”hymne des coeurs  spirituels”(note 35) comme le notent les paradigmes des fragments du Livre mallarméen(note 36). Le drame wagnérien est alors assimilé au Temple salomonien avec ses voiles parcourus de plis.(note 37)
                La religion, “une entre les Chimères”, possède également un dispositif de  plis: dans le Mystère, le sujet impersonnel est confronté au pli-rythme du voile, comme on lit dans Catholicisme.(note 38)
                La poétique sociale du pli chez Mallarmé enveloppe donc toute la cité. Car la nation entière est un vaste Temple à plis: et de ce temple de la nation dont on célèbrait alors la centenaire de la Révolution, la crise de vers marque un autre pli avec “un peu sa déchirure”: passer à une autre rythmique de la société, serait alors un passage à un autre régime de plis:


                ...on assiste, comme finale d’un siècle, pas ainsi que ce fut
dans le dernier, à des bouleversements; mais, hors de la place publique, à une inquiétude du voile dans le temple avec des plis significatifs et un peu sa déchirure.”(Crise de vers).(note 39)

4. Les plis des média
                Le Mallarmé-sémioticien découvre les plis dans les signes. Il faut relire sous cet angle toute la Dernière Mode(note 40). Les plis de la mode produisent la signification du corps; ils nous le montrent dans les plis formateurs de ses formes. Les plis sont aussi organisateurs d'une temporalité propre:  le rythmos est chaque fois une configuration spécifique du temps. Depuis  Igitur  où le héros vivait le  "temps de ses tentures",  et depuis aussi le "Moi,  qui vis parmi les tentures" de L'Orient passé du temps ...(note 41),  les plis de l’étoffe que module le fashion ont eux aussi leur temporalité qui est celle des saisons; ce qui est bien souligné par les chroniques  que le poète tient sous différents pseudonymes .
                Un autre pli encore,  le journalisme. Un pli qui transforme les faits en nouvelles et en informations. Seulement les journaux sont des plis "simples", dont la temporalité suit le rythme de la société. Mallarmé y oppose les plis complexes du livre. C'est ici que commence sa critique du journalisme. Aux petits faits divers  du journal, il oppose les "grands faits divers"(note 42) du livre. Aux plis simples du journalisme, il oppose les plis complexes de la poésie. Il y a toute une dimension de la critique des média et du médium: une critique par le pli que peut être celui du courrier(tous les poèmes mallarméens de la poste -- ces “loisirs de la Poste”(note 43)  -- sont bien une pratique critique du pli), celui du journal, celui du livre. Et c'est sans doute par là que Mallarmé innove une critique radicale de la modernité. La question centrale en consistera à concevoir  comment critiquer la société moderne de plus en plus médiatisée par le journalisme de grand public, au nom d’une subjectivité poétique qui se replie dans son élément de plis, autrement dit le livre  poétique.
                Nous allons voir, pour finir, comment Mallarmé se révèle être un grand critique de la modernité selon le pli et selon le rythme.
                "La  monade est le livre ou le cabinet de lecture"(note 44), écrit Deleuze. Les rythmes de discours poétiques, en se retirant des plis simples du monde(c’est-à-dire, des rythmes de la société scandés notamment par les journaux) forment leurs plis complexes dans les livres. Le livre comme organisation des plis de papier est le lieu électif de cette monade langagière qu’est la subjectivité poétique. Tout Le livre, instrument spirituel(note 45) sera à lire comme une grande critique de la société médiatisée par les journaux.
                Le célèbre début: ”Une proposition qui émane de moi -- si, diversement, citée à mon éloge ou par blâme -- je la revendique avec celles qui se passeront ici -- sommairement veut, que tout, au monde, existe pour aboutir à un livre” est sans doute à lire "pour aboutir à un livre” et non pas aux journaux. Alors que les journaux n'ont que la "coulée d'un texte" et tuent l'immense possibilité que recèle l'acte de plier, le livre est une organisation rythmique où tout est organisé par le  pli:
Tout ce que trouva l'imprimerie se résume, sous le nom de Presse, jusqu'ici, élémentairement dans le journal: la feuille à même, comme elle a reçu empreinte, montrant, au premier degré, brut, la coulée d'un texte. (note 46)

C'est toute l’opposition du journal et du livre, du journalisme et de la littérature:

...le journal domine, le mien, même, que j’écartai, s'envole près de roses, jaloux de couvrir leur ardent et orgueilleux conciliabule: dévelopé parmi le massif, je le laisserai, aussi les paroles fleurs à leur mutisme et, techniquement, propose, de noter comment ce lambeau diffère du livre, lui suprême. Un journal reste le point de départ; la littérature s'y décharge à souhait.(note 47)

La différence de la littérature(=le livre) et du journalisme(=le journal), c'est le pliage:

Le pliage est, vis-à-vis de la feuille imprimée grande, un indice, quasi religieux; qui ne frappe pas autant que son tassement, en épaisseur, offrant le minuscule tombeau.(note 48)          

La lettre n’échappe pas non plus à cette conception du livre comme organisation de plis:

Tu remarquas, on n'écrit pas, lumineusement, sur champ obscur, l'alphabet des astres, seul, ainsi s'indique, ébauché ou interrompu; l'homme poursuit noir sur blanc.
            Ce pli de sombre dentelle, qui retient l’infini, tissé par mille, chacun selon le fil ou prolongement ignoré son secret, assemble des entrelacs distants où dort un luxe à inventorier, styge, noeud, feuillages et présenter.
                                                                                                            (L'Action restreinte)(note 49)

                Le livre est "expansion totale de la lettre, doit d'elle tirer, directement, une mobilité et spacieux, par correspondances, instituer un jeu, on ne sait, qui confirme la fiction."(note 50)  Le journal attend l'"intervention du pliage ou le rythme" qui en ferait un livre:

Jusqu'au format, oiseux: et vainement, concourt cette extraordinaire, comme un vol  recueilli mais prêt à s'élargir, intervention du pliage ou le rythme, initiale cause qu'une feuille fermée, contienne un secret, le silence y demeure, précieux et des signes évocateurs succèdent, pour l'esprit à tout littérairement aboli. (note 51)

                Un rythme-pli de discours qui est un événement chaque fois singulier, trouve dans un livre une organisation rythmique complexe. Chacun des plis à tous les niveaux d'organisation du livre(de la lettre au vers, de la page au livre), peut s'organiser comme répétition, chaque fois différentielle,  de soi-même. Un  pli est inséparable de son lieu dans le livre; il se répète dans sa singularité même. Le livre est ainsi une constellation d'événements-plis du discours. Il est absolument fermé à l'extérieur social; ni la société ni l'individu n'y a sa place: le "reploiement du livre" est ainsi "vierge"(note 52) . En rejoignant le propos de Deleuze,  le livre est bien chez Mallarmé une "monade". Il est un “instrument spirituel” qui fait  résonner selon ses plis les événements singuliers des paroles.  Chacune de celles-ci a son rythme-pli de discours, et ce pli devra trouver son élément dans un livre. Chaque événement singulier de parole requiert donc un livre qui soit son ultime lieu rythmique. Tout existe,  ainsi,  pour aboutir à un livre.  Au fond, il n'y en a qu'un, tenté à son insu par quiconque a écrit..(note 53)



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