Pli selon pli: une
poétique du pli selon Mallarmé
par Hidetaka ISHIDA
A des
heures et sans que tel souffle l'émeuve
Toute la vétusté presque couleur
encens
Comme furtive d'elle et visible
je sens
Que se dévêt pli selon pli la
pierre veuve
Remémoration
d'amis belges 1893 (note 1)
Je voudrais
reprendre à mon propre compte la fameuse expression de Mallarmé "pli selon
pli" dans Remémoration d'amis belges.
La ville de Bruges se remémore à travers de multiples plis: plis atmosphériques du brouillard et plis minéraux de la
“pierre veuve” de l’édifice, mais s’y
superposent aussi les plis mentaux de la mémoire. L'édifice de la maison
baroque qui "porte le pli à l'infini"(Deleuze) (note 2) se trouve
ainsi voilé dans les plis du temps passé, mais c’est précisément en se retirant
et en s’enveloppant dans les replis
de l'âme que le “je” pourrait véritablement “sentir” “se dévêtir” le souvenir des âmes amies qu’il a rencontrées là-bas. Chez Mallarmé, l’âme
communique par les plis, avec et à travers les plis de la matière, du temps, du
tissu, du rideau, du papier, des lettres ou du livre... Cette logique de la
communication par plis est le principale mobile de cette image si forte du
rythme enjambant "pli selon pli". La subjectivité poétique est inséparable
du sensible parce qu'elle sera rythmique
et non linguistique; elle est indissociable de la matière parce qu'elle aura
une autre logique de formes, chaque fois
singulière, que n'ont pas les formes
linguistiques. Quelle logique autre et singulière des formes? Et quelle autre logique du rythme? C'est dans cette problématique-là que nous rencontrons la
question des plis mallarméens. Que
cette logique du rythme et du pli soit inséparable du lieu et du temps
du sujet, c'est ce que nous essaierons de voir à partir de quelques exemples.
1. La chambre de Mallarmé
Mallarmé est
essentiellement un poète de chambre. C'est un poète de la clôture, du lieu
clos. Comme le montre déjà le titre du premier recueil de jeunesse Entre quatre murs(1859-1860) (note 3). Dès les premiers textes, cette poésie a pour lieu de
prédilection l'espace intérieur. Ainsi Le
Sonneur(1862) (note 4)et Les Fenêtres
(1863) (note 5) ont-ils pour décor un tel espace intérieur -- intérieur du
clocher ou dortoir d’un vieux “moribond” --
qui est une allégorie de la subjectivité poétique prise aux affres de
l’Impuissance. Quant aux premiers poèmes en prose, tels que Plainte d'automne(1863) (note 6) ou Frisson d'hiver (1863-1864)(note 7), ils
décrivent directement la chambre de
Mallarmé à Londres ou à Tournon. La chambre figure l'intérieur subjectif où le
poète retiré du monde s'enferme: elle est un lieu de subjectivité poétique où motivé sans doute par le deuil constitutif
de la poésie mallarméenne, le sujet peut vivre sa temporalité fixée, depuis sa jeunesse, à l'antériorité. Ce qui
compte n’est certes pas les motivations psychologiques, mais le régime
d’énonciation qu’elle permet d’installer: l'écriture de la chambre constituera
le lieu d’une expérimentation décisive pour la formation de la poétique
mallarméenne. L'intérêt pour le théâtre qui se manifeste avec Hérodiade (1864) (note 8) et le Faune (1865)(note 9) et qui se
prolongera jusque dans les derniers écrits -- les textes sur le théâtre du Crayonné au théâtre(note 10), ainsi que
les fragments du Livre (note 11) --
relève aussi de cette problématique du lieu clos.
Dans la chambre
mallarméenne, il y a quelques motifs constants : le miroir, l'horloge, la
tapisserie ou les tentures, ... Chacun d’eux a une raison d'être et une
fonction précises. Le miroir est notamment après Herodiade un corrélat du dépérissement de l'image de soi; l'horloge
marque la temporalité de même qu’elle
fontionne comme ressort du récit(l'Ouverture ancienne d'Hérodiade (note 12) ou Igitur
(note 13) ); et quant à la tapisserie et aux tentures, comme nous allons le
voir, elles forment avec leurs plis
un élément primordial du sujet dépersonnalisé.
En 1866, Mallarmé
qui vient de déménager à Besançon, écrit à François Coppée:
[je] ne vivrai que quand j'aurai ma chambre à moi,
seule, pleine de ma pensée, les carreaux bombés par les Rêves intérieurs comme
les tiroirs de pierres précieuses d'un riche meuble, les tapisseries tombant à plis connus.(la lettre du 5 déc. 1866).
(note 14)
Avec la composition
d'Hérodiade, la chambre mallarménne
se transforme en lieu de fantômatisation du sujet. Ce qu’annonçait déjà le
début de la Scène d’Hérodiade avec la première tirade de la
Nourrice remarquant l’effacement de
l’héroïne:
v. 1
Tu vis! Ou vois-je ici l'ombre d'une princesse?
A partir d’Hérodiade,
l’“ombre” devient chez Mallarmé le mot central pour désigner la figure du sujet
de l’énonciation. Celui-ci cesse d’être identifié avec le personnage de
l’énonciateur, se dépersonnalise; la figure du sujet se fantômatise et commence
à flotter dans la chambre mallarméenne devenue ce "décor d'absence"
du Sonnet allégorique de lui-même (note
15) (“une chambre avec personne
dedans”, dit la lettre de Mallarmé expliquant ce poème (note 16) ) . Et c'est
précisément alors que les "plis connus" de la tapisserie, que
Mallarmé semble parfois préférer appeler "tentures" à cause de la
rime avec "temps" dans Igitur,
viennent au centre de la poétique mallarméenne.
Examinons
ce mouvement dans l'Ouverture ancienne d'Hérodiade, qui marque le point culminant
de cette recherche de l'écriture de la chambre et de la
dépersonnalisation-fantomatisation du sujet de l’énonciation. C'est aussi un
des premiers grands poèmes du pli :
v.
20 La chambre singulière en un cadre, attirail
De siècle belliqueux, orfèvrerie
éteinte,
A le neigeux jadis pour ancienne
teinte,
Et sa tapisserie au lustre nacré,
plis
Inutiles avec les yeux ensevelis
v.25
De sibylles offrant leur ongle vieil aux Mages,
Une d'elles, avec un passé de ramages
Sur ma robe blanchie en l'ivoire fermé
Au ciel d'oiseaux parmi l'argent noir
parsemé,
Semble, de vols partir costumée et fantôme,
...
(souligné par moi)
Dans cette exposition de la chambre d'Hérodiade, la Nourrice qui mène
l'Incantation, se met à flotter en
“fantôme”. On trouve dans ce décor la
“tapisserie” d'Idumée, d'où la Nourrice d’Hérodiade , qui est une Sibylle, est
originaire. Elle commence à se confondre avec l'une des sibylles -- “une
d’elles” -- brodées en tapisserie; la confusion est provoquée et soutenue par
le mouvement dépersonnalisant de son chant.
L'incantation
identifie le sujet aux plis de la
tapisserie en le fantômatisant. La Nourrice dépersonnalisée se métamorphose en
une “Ombre magicienne”. Sa voix, celle d’une vieille prophétie(“v.39 Cette voix , du passé longue évocation”),
tente alors de coïncider avec celle du Prophète à venir qui aurait dû être
Saint-Jean dans le drame d'Hérodiade:
“Voix” qui aurait dû “se lever” à travers les “plis” du voile qui couvre encore
le plat d'argent destiné à recueillir sa tête au finale du drame:
Ombre
magicienne aux symboliques charmes!
Une
voix, du passé longue évocation;
v.40 Est-ce
la mienne prête à l'incantation?
Encore dans les plis jaunes de la pensée
Traînant, antique, ainsi qu'une toile
encensée
Sur un confus amas d'ostensoirs
refroidis,
Par les trous anciens et par les plis roidis
v.45 Percés selon
le rythme et les dentelles pures
Du suaire laissant par ses belles
guipures
Désespéré monter le vieil éclat voilé
S'élève...
(souligné
par moi)
Ici, au sommet rythmique(vers 48) du poème de 96 vers, l’incantation
dépersonnalisée ("est-ce la mienne prête à l'incantation") superpose totalement son propre rythme d’énonciation
(“Percés selon le rythme”) au déploiement des plis du voile d'où “s’élev”
(erait) (v.48 "s'élève" ) la Voix du Prophète. Le rythme du dire se
dit selon les plis du tissu (“toile encensée”) et les plis se disent “selon le rythme” du dire
poétique. Et cette énonciation dépersonnalisante préfigure la Voix poétique à
venir dont le drame d’Hérodiade se propose d’être l’illustration. Telle est
l’économie allégorique de cette
énonciation prophétique.
A partir de cette
écriture d'Hérodiade, le pli -- de tentures, de tapisserie, de
dentelles --, devient chez Mallarmé un motif privilégié. Ainsi, dans Igitur, l’autre écriture expérimentale
du pli, à l’intérieur de cette étrange “chambre du temps”, les “tentures”
déploient silencieusement leurs plis dans la pénombre, laissant seulement la
faible lueur d’une lampe éclairer la page du livre ouvert. Parmi des reflets
incertains du miroir sans tain demeure encore l’ombre du héros, mais sa figure
dépersonnalisée disparaîtra dans le “corridor du temps” que forment les
tentures , à travers leurs plis. On pourra aussi évoquer le logis du poète
dans Sonnet en -yx: en s’effaçant du
“décor d’absence”, le “Maître” “est allé puiser de l’eau du Styx” avec un
“ptyx”, qui n’est rien moins qu’un pli(en
grec le ρτυχ est un “pli”)...
Comme l’a montré
l’incantation de la Nourrice d’Hérodiade, le sujet, par la “disparition
élocutoire du poète, qui cède l’initiative aux mots”, se transforme en pli du langage. Le pli deviendra une forme-sujet du dire
poétique mallarméen, une figure par excellence de la subjectivité
poétique. Et c’est le rythme
qui sera actualisateur de ces plis. Un poème consiste à faire avec son rythme
un pli tant sensible que langagier,
sur la surface d’un tissu qui sera aussi bien matériel que textuel. Le pli du poème s’actualise selon le rythme du texte poétique; et le discours
du poème se replie de manière autoréférentielle sur le rythme
de son propre dire. C’est là qu’on peut remarquer un entrelacs complet du pli et du rythme; nous voyons s’y
rencontrer une poétique du pli et une
poétique du rythme. Et cette implication réciproque du pli et du rythme ouvrira
une problématique épistémologique dont la portée générale ne restera pas
seulement mallarméenne, touchant aussi bien le statut de l'individuation par le
discours, que celui de la signifiance du
texte poétique et celui du sujet poétique.
Nous allons examiner à l’instant ce que cette poétique du pli et du
rythme aurait permis à Mallarmé dans sa poétique de la société, notamment dans
les poèmes critiques des Divagations.
2. Le pli et le "rythmos"
Mais pour mieux
saisir l'ampleur de cette problématique épistémologique, il nous faudra ici
faire un ou deux détours théoriques en prenant des références philosophiques
pour étayer nos arguments. Car pour en saisir la portée, il nous faudra
repenser ce qui est en question avec le pli
et le rythme.
Pour la question
du pli, je me tourne vers Deleuze
et à travers lui vers Leibniz. Si
on peut, à suivre Le pli: Leibniz et le
Baroque de Gilles Deleuze(note 17) , définir le baroque comme "pli
porté à l'infini", la chambre mallarméenne offre une ressemblance plus que
parfaite avec la maison baroque décrite par le philosophe: notamment elle
présente une similitude troublante avec l'allégorie de la chambre obscure chez
Leibniz. Dans Nouveaux Essais sur
l'entendement humain (note 18), à
Philalèthe(=Locke) qui compare l'entendement
à un "cabinet entièrement obscur qui n'aurait que quelques petites
ouvertures pour laisser entrer par dehors les images extérieures et visibles",
Théophile(=Leibniz) répondait en dessinant l'allégorie d'une chambre de la monade:
Pour rendre la ressemblance(=l'allégorie de la
chambre pour figurer la structure de l'esprit) plus grande il faudrait supposer
que dans la chambre obscure il y eût une toile pour recevoir les espèces, qui
ne fût pas unie, mais diversifiée par des plis,
représentant les connaissances innées; que de plus cette toile ou membrane,
étant tendue, eût une manière de ressort ou force d'agir, et même une action ou
réaction accommodée tant aux plis passés
qu'aux nouveaux venus des impressions des espèces. Et cette action
consisterait en certaines vibrations ou oscillations, telles qu'on voit dans
une corde tendue quand on la touche, de sorte qu'elle rendrait une manière de
son musical.(livre II, chap.12) (note 19)
La chambre de la monade et celle du poème mallarméen se ressemblent
étrangement. Il ne s'agit pas de dire que Mallarmé aurait été un lecteur de
Leibniz, ni qu'il y aurait une filiation secrète. Mais c'est pour souligner que
le pli invite à penser autrement la question de la forme(rapport
forme/substance, matière/forme), de l'individuation par une forme(c'est là le
problème crucial de la monadologie), de la communications par formes
d'individuations singulières, etc. Donc
pour repenser à fond la question de la forme qui apparaît à l'endroit du pli,
c'est-à-dire pour prendre au sérieux le "pli selon pli" de Mallarmé,
ce détour s'avérera utile.
Un autre détour
théorique s'imposerait pour mieux penser la superposition chez Mallarmé de la
problématique du pli et de celle du rythme.
Il s'agira de repenser le rythme.
Je renvoie au Critique du rythme de
Henri Meschonnic (note 20) pour l’ensemble de ces questions. Simplement je
tiens à préciser qu’ici encore, penser la forme
sous les catégories de morphée, d’eidos, ou de rythmos modifie complètement les données de la question de la
forme; et qu'en même temps, concevoir le rythme
sous les catégories du metron, du skema, ou du rythmos, transforme aussi totalement la perspective. Et
précisément, le rythmo” est au
croisement de ces deux ordres de questions.
La célèbre étude de Benveniste (note 21)
qui rectifie l'étymologie du mot “rythme”, fait dériver le
"rythmos" du " ρειν": chez les Ioniens, il
s'agissait d'une forme comme disposition d'“atomes” en un ensemble qui
configure en mouvement. Le rythmos
désignait le mouvement même de cette formation ou configuration. Ce serait
seulement après Platon que ce mouvement a été arrêté pour se faire numériser en
metron.
Ce qui serait
intéressant, ce serait de repenser la question
de la forme au croisement de ces deux problématiques du pli et du rythmos. Cela transformerait radicalement nos paradigmes pour
penser le langage, le signe, la prosodie, la rythmique poétique, comme
questions de formes. Le pli est par exemple opérateur de formes; mais avec le
pli, la forme n’est plus hypostasiée idéellement. Alors
que la morphée est indépendante de la matière, le pli n'est jamais
dissociable de celle-ci. La forme-morphée
est identique partout, mais le pli-forme
n'a pas d'identité. Il est répétition de soi-même sans identité. Le rythme lui
aussi est répétition de soi sans identité. Il n'y a pas deux plis identiques;
le pli est inséparable du lieu de son événement, il est l’événement même d'une
forme. Il n'y a pas de discours qui n'aurait pas de rythme; car le discours est
un événement de parole dont le rythme est la configuration. Le rythme comme configuration d'un
événement du discours et le pli comme événement d'une forme dans la
matière... On voit des implications énormes que tous ces changements de
paradigmes vont apporter aux questions du langage et de la signifiance. Toute
la question de la linguistique et de la sémiotique passe par là. D’ailleurs, tout cela fera ,
comme on l’a vu notamment avec la théorie
de catastrophes (René Thom (note 22) ) sur la “morphogenèse”, l'objet
d'études topologiques. L’enjeu est donc cnsidérable pour une théorie du pli et
du rythme de repenser l'activité de la forme et du sens.
3. Les plis et les chimères
Je laisserai
provisoirement en suspens cette vaste question, pour souligner certains traits
qui révèle chez Mallarmé l’existence d’un critique du pli, un critique du rythmos,
un critique par pli-rythmos.
Le pli mallarméen
qui s’est mis à se replier et se déplier à partir des tenture d’Hérodiade, se
dispose pour former un lieu de fiction:
un espace-temps subjectif dont la rêverie se déploie selon le langage ou la
musique. Le pli devient chez Mallarmé un déclencheur de l’imaginaire.
L’éventail est de
ce pli, ainsi que le rideau de théâtre. Il en est de même du pli vestimentaire.
Le pli détache le sujet du monde réel pour le ravir dans l’imaginaire. Le pli
est ce “rien” en ce qu’il n’a aucune matérialité, mais il transforme la matière
en un élément de forme dans une configuration
chaque fois singulière.
L’éventail-pli
est un pré-élément du langage(“comme
pour langage”): à partir du papier plié, le “rien” de la forme se constipe pour que le sujet puisse y poursuivre une
expérience du sens en prenant son envol vers l’imaginaire(“un battement aux
cieux):
Avec comme pour langage
Rien qu’un
battement aux cieux
Le futur vers se dégage...
(L’Eventail de Madame Mallarmé)
(note 23)
Un simple pli, et s’installe un lieu propre au sujet pour recueillir
le “futur vers”. Si cet “unanime pli”(l’Autre éventail de Mademoiselle Mallarmé) de l’éventail fait
“reculer(...) délicatement l’horizon(...)
de la Nature”(note 24), c’est pour déployer un écran de rêverie. Ainsi, l’imaginaire mallarméen ne fait pas
table rase du monde, mais procède par plissement
du monde. Les plis qui sont à la lettre
des riens, y sont formateurs des
lieux imaginaires du sens, dans lesquels le sujet, en se rendant impersonnel,
peut se constituer en son propre élément de fiction. Le livre et l’éventail
s’apparentent par le pli:
“Ce que pour l’extrême-orient, l’Espagne et de
délicieux illettrés, l’éventail à la différence près que cette autre aile de
papier plus vive: infiniment et sommaire en son déploiement, cache le site pour
rapporter contre les lèvres une muette fleur peinte comme le mot intact et nul
de la songerie par les battements approché.”(Etalages) (note 25)
La science du pli qui s’était
formée parmi les tentures de la chambre mallarméenne, trouve son développement
dans la théorie sociale de la “Fiction” qui est une sorte de chimérologie généralisée. Toutes les formations de la
fantasmagorie collective se fait analyser chez Mallarmé en termes de plis.
Ainsi, une simple “grange” à Valvins peut par vertu du “pli naïf” d’un rideau
se transformer en un lieu improvisé de fantasmagorie théâtrale:
Ils[=les comédiens] le[=le toit du grange à Valvins] peuvent
/ changer vite en Eldorado
Pour peu qu’au pli naïf qui tombe du rideau
La rampe tout en feu mêle l’or d’une grange.
(Théâtre de Valvins: Sonnet
d’inauguration /
Au public). (note 26)
Le rideau plie l’espace en salle et scène, creusant ainsi l’“ouverture de gueule de la Chimère”(Crayonné au théâtre) (note 27). Par ce
pli, le théâtre ouvre pour Mallarmé un antre,
un lieu de rien où le sujet
spectateur assiste à une amplification imaginaire de son “Soi”, comme l’indique
la célèbre formulation: “Lieu se présente, scène, majoration devant tous du
spectacle de Soi”(note 28). Dans ce trou de la chimère, la “foule” est
confrontée à la “conception spirituelle”
de son “Néant”(note 29). Autrement dit,
s’il n’y a pour les hommes aucun
fondement au sens de leur existence, par le pli théâtral de l’imaginaire, qui n’est rien, ils pourraient au moins se replier sur leurs propres
chimères: le pli vient ici en
position de ce rien symbolique pur comme unique et ultime garant
de la vie sociale.
La chimérologie
mallarméenne dénote ainsi toute une poétique de la société. La cité, séparée de
la “Nature” à laquelle “on n’ajoutera pas”(La
Musique et les Lettres) (note 30) , se penche sur son propre néant, à travers ses institutions
chimériques que sont le théâtre, le spectacle, la musique, mais aussi la
religion. A la tombée du jour, dans de
divers coins de la capitale, dans les salles de concert ou de théâtre -- dans
le “trou magnifique ou l’attente qui, comme une faim, se creuse chaque soir, au
moment où brille l’horizon, dans l’humanité”--; s’ouvre la “gueule” de ce
“Monstre, Qui ne peut Etre”(note 31) , la “Chimère méconnue et frustrée à grand
soin par l’arrangement social”(Crayonné
au théâtre)(note 32). La forme de la Chimère varie selon l’imaginaire
social et ses dispositifs par lesquels l’humanité se réfléchit dans différentes
formes de rêves: le théâtre, la musique d’orchestre, le concert d’orgue, mais aussi la liturgie catholique,
la messe, les cérémonials ou les solennités.
La musique qui est comparée au “diaphane
rideau de symboles, de rythme”(note 33) peut actualiser avec ses “ors” de
l’orchestre ou le rythme les plis de l’âme. Les personnages dans le drame
musical fusionne avec les “invisibles plis d’un tissu d’accords”(note 34) : le
héros épouse alors l’”hymne des coeurs
spirituels”(note 35) comme le notent les paradigmes des fragments du
Livre mallarméen(note 36). Le drame wagnérien est alors assimilé au Temple salomonien
avec ses voiles parcourus de plis.(note 37)
La religion, “une
entre les Chimères”, possède également un dispositif de plis: dans le Mystère, le sujet impersonnel
est confronté au pli-rythme du voile,
comme on lit dans Catholicisme.(note
38)
La poétique
sociale du pli chez Mallarmé enveloppe donc toute la cité. Car la nation
entière est un vaste Temple à plis: et de ce temple de la nation dont on
célèbrait alors la centenaire de la Révolution, la crise de vers marque un
autre pli avec “un peu sa déchirure”: passer à une autre rythmique de la
société, serait alors un passage à un autre régime de plis:
[...]on assiste, comme finale d’un siècle, pas ainsi que ce fut
dans le dernier, à des bouleversements; mais,
hors de la place publique, à une inquiétude
du voile dans le temple avec des plis significatifs et un peu sa déchirure.”(Crise de vers).(note 39)
4. Les plis des média
Le
Mallarmé-sémioticien découvre les plis dans les signes. Il faut relire sous cet
angle toute la Dernière Mode(note 40).
Les plis de la mode produisent la
signification du corps; ils nous le montrent dans les plis formateurs de ses
formes. Les plis sont aussi organisateurs d'une temporalité propre: le rythmos
est chaque fois une configuration spécifique du temps. Depuis Igitur où le héros vivait le "temps de ses tentures", et depuis aussi le "Moi, qui vis parmi les tentures" de L'Orient passé du temps ...(note
41), les plis de l’étoffe que module le fashion ont eux aussi leur temporalité
qui est celle des saisons; ce qui est bien souligné par les chroniques que le poète tient sous différents
pseudonymes .
Un autre pli
encore, le journalisme. Un pli qui transforme les faits en nouvelles et en informations. Seulement les journaux sont des plis
"simples", dont la temporalité suit le rythme de la société. Mallarmé
y oppose les plis complexes du livre.
C'est ici que commence sa critique du journalisme. Aux petits faits divers du
journal, il oppose les "grands faits divers"(note 42) du livre. Aux
plis simples du journalisme, il oppose les plis complexes de la poésie. Il y a
toute une dimension de la critique des média
et du médium: une critique par le pli
que peut être celui du courrier(tous les poèmes mallarméens de la poste -- ces
“loisirs de la Poste”(note 43) -- sont
bien une pratique critique du pli), celui du journal, celui du livre. Et c'est
sans doute par là que Mallarmé innove une critique radicale de la modernité. La
question centrale en consistera à concevoir
comment critiquer la société moderne de plus en plus médiatisée par le
journalisme de grand public, au nom d’une subjectivité poétique qui se replie
dans son élément de plis, autrement dit le livre
poétique.
Nous allons voir,
pour finir, comment Mallarmé se révèle être un grand critique de la modernité
selon le pli et selon le rythme.
"La monade est le livre ou le cabinet de
lecture"(note 44), écrit Deleuze. Les rythmes de discours poétiques, en se
retirant des plis simples du monde(c’est-à-dire, des rythmes de la société
scandés notamment par les journaux) forment leurs plis complexes dans les
livres. Le livre comme organisation des plis de papier est le lieu électif de
cette monade langagière qu’est la subjectivité poétique. Tout Le livre, instrument spirituel(note 45)
sera à lire comme une grande critique de la société médiatisée par les
journaux.
Le célèbre début:
”Une proposition qui émane de moi -- si, diversement, citée à mon éloge ou par
blâme -- je la revendique avec celles qui se passeront ici -- sommairement
veut, que tout, au monde, existe pour aboutir à un livre” est sans doute à lire
"pour aboutir à un livre” et non pas
aux journaux. Alors que les journaux n'ont que la "coulée d'un
texte" et tuent l'immense possibilité que recèle l'acte de plier, le livre est une organisation
rythmique où tout est organisé par le pli:
Tout ce que trouva l'imprimerie se résume, sous
le nom de Presse, jusqu'ici, élémentairement dans le journal: la feuille à
même, comme elle a reçu empreinte, montrant, au premier degré, brut, la coulée
d'un texte. (note 46)
C'est toute l’opposition du journal
et du livre, du journalisme et de la littérature:
[...]le journal domine, le mien, même, que j’écartai,
s'envole près de roses, jaloux de couvrir leur ardent et orgueilleux
conciliabule: dévelopé parmi le massif, je le laisserai, aussi les paroles
fleurs à leur mutisme et, techniquement, propose, de noter comment ce lambeau
diffère du livre, lui suprême. Un journal reste le point de départ; la
littérature s'y décharge à souhait.(note 47)
La différence de la littérature(=le
livre) et du journalisme(=le journal),
c'est le pliage:
Le pliage
est, vis-à-vis de la feuille imprimée grande, un indice, quasi religieux; qui
ne frappe pas autant que son tassement, en épaisseur, offrant le minuscule
tombeau.(note 48)
La lettre n’échappe pas non
plus à cette conception du livre
comme organisation de plis:
Tu remarquas, on n'écrit pas, lumineusement, sur
champ obscur, l'alphabet des astres, seul, ainsi s'indique, ébauché ou
interrompu; l'homme poursuit noir sur blanc.
Ce pli de sombre dentelle, qui retient
l’infini, tissé par mille, chacun selon le fil ou prolongement ignoré son
secret, assemble des entrelacs distants où dort un luxe à inventorier, styge,
noeud, feuillages et présenter.
(L'Action
restreinte)(note 49)
Le livre est
"expansion totale de la lettre, doit d'elle tirer, directement, une
mobilité et spacieux, par correspondances, instituer un jeu, on ne sait, qui
confirme la fiction."(note 50) Le
journal attend l'"intervention du pliage ou le rythme" qui en ferait
un livre:
Jusqu'au format, oiseux: et vainement, concourt
cette extraordinaire, comme un vol
recueilli mais prêt à s'élargir, intervention du pliage ou le rythme,
initiale cause qu'une feuille fermée, contienne un secret, le silence y
demeure, précieux et des signes évocateurs succèdent, pour l'esprit à tout
littérairement aboli. (note 51)
Un rythme-pli de discours qui est un
événement chaque fois singulier, trouve dans un livre une organisation
rythmique complexe. Chacun des plis à tous les niveaux d'organisation du
livre(de la lettre au vers, de la page au livre), peut
s'organiser comme répétition, chaque fois différentielle, de soi-même. Un pli est inséparable de son lieu dans le
livre; il se répète dans sa singularité même. Le livre est ainsi une
constellation d'événements-plis du
discours. Il est absolument fermé à l'extérieur social; ni la société ni l'individu n'y a sa place: le "reploiement du livre" est
ainsi "vierge"(note 52) . En rejoignant le propos de Deleuze, le livre est bien chez Mallarmé une
"monade". Il est un “instrument spirituel” qui fait résonner selon ses plis les événements
singuliers des paroles. Chacune de
celles-ci a son rythme-pli de
discours, et ce pli devra trouver son
élément dans un livre. Chaque événement singulier de parole requiert donc un
livre qui soit son ultime lieu rythmique. Tout
existe, ainsi, pour aboutir à un livre. Au
fond, il n'y en a qu'un, tenté à son insu par quiconque a écrit..(note 53)
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