2012年8月15日水曜日

Catastrophe et Média : la culture des média dans le Japon contemporain in Confiance Croyance Crédit dans les mondes industriels, sous la direction de Bernard Stiegler, Collective du Nouveau Monde industriel, FYP éditions(France), août 2012. 252p., pp.127-150.


Catastrophe et Média : 
la culture des média dans le Japon contemporain
Par Hidetaka Ishida

I Catastrophe et média

   La culture des média au Japon est inséparable de la question de  la catastrophe . La culture de l’après-guerre en particulier, c’est-à-dire du Japon depuis 1945, est fondamentalement indissociable de l’expérience de catastrophe.
   Le 11 mars 2011 à 14h46, heure japonaise, le Grand séisme de l’Est du Japon survint justement pour nous rappeler ce fond culturel. Loin d’être un sujet de circonstance, interroger le lien substantiel que la culture des média entretient avec le catastrophique s’avère essentiel pour sa compréhension. C’est dans cet esprit que j’ai choisi ce thème « Catastrophe et média », pour parler de la diffusion mondiale de la culture des média japonaise contemporaine.

 Un doute sur le « Cool Japan »…
   Depuis un certain temps, un peu partout dans le monde, on parle du « Cool Japan ».  Ce phénomène est,  commercialement, industrialo– culturellement si j’ose dire, surdéterminé.
   En quoi consiste ce côté cool  de la « Japanese Media Culture »? Est–ce d’ailleurs vrai ? Et si « cool » il y a, ce « cool » dans quel sens l’entendre ? Au-delà d’un narcissisme culturel et d’un symptôme de promotion politique d’industries culturelles, « creative industry » comme on dit, seule l’analyse nous importera.
   Esthétiquement parlant, le Cool Japan, du moins certains de ses aspects,  frôle la dimension de catastrophe : catastrophe de l’humain et de son sensible. Ici la catastrophe serait à prendre plutôt au sens mathématique, de la théorie topologique des catastrophes de René Thom . Tout d’un coup s’opère une soudaine transformation et advient un événement imprévisible, morphogénétique, tel un pli,  tourbillon, ou encore nœud papillon. Un exercice minimaliste est exigé qui fait survenir un chaos imprévisible.
   Chez un Kitano Takeshi, par exemple, à l’extrême de la violence, apparaît sèchement une petite musique de vie – sa  « sonatine » – une certaine dimension du tragique est captée en pleine catastrophe.
  Dans l’Otaku Art d’un Murakami Takashi aussi, au bout d’une mono–maniatisation extrême (otakisation), apparaît une soudaine transformation  si ce n’est une catastrophe du sensible : une nouvelle forme inédite et absurde du sensible se fait jour, telle cette transformation subite d’un visage de Mickey, déconstruction de l’univers de Disney par opération d’un chaos.

 L’esthétique de 「際」 Kiwa 
   Dans la série de colloques et séminaires en France dont que je me suis chargé d’organiser à l’automne 2011 , j’ai attiré l’attention sur le concept japonais de « kiwa » qui désigne à la fois  limite , bord, bout , frontière, extrême, transition, spatialement et temporellement. Le kiwa est proche de catastrophe ; l’esthétique du kiwa prend forme ou se transforme au bord du catastrophique. Le kiwa prend contours net et claire ; il s’excelle au bord de la catastrophe, à sa remarquable limite.
   S’il y a donc des singularités dans la culture des média au Japon, c’est peut-être qu’elle est sous–tendue par la problématique des catastrophes : catastrophes humaines, psychiques, historiques, naturelles, nucléaires, financières, à tel point qu’on sera amené à se demander si une nouvelle dynamique non linéaire de la culture ne devrait pas être envisagée. C’est un peu le but de la discussion d’aujourd’hui.

Vers une géo-histoire de la civilisation
 Le Japon se tient aux bords de plaques tectoniques ; du point de vue de la complexité atmosphérique, le pays se situe en des points catastrophiques. Sujette aux secousses chroniques, la civilisation y est foncièrement discontinue. La géologie y prime, pourrait–on dire, sur l’histoire qui, elle, reste toujours fragmentaire et non-linéaire. Au sein de l’archipel du Japon, la civilisation s’est constituée au cœur de Kiwa géologiques et climatologiques.
   En évitant les écueils de la simplification et de l’exagération, on devrait  peut–être se demander ce qui vient faire sortir l’Histoire de ses gonds.
Longtemps nous avons été habitués à une histoire linéaire. Mais de plus en plus, non seulement les secousses sismiques, les changements climatiques, et les désastres écologiques, mais aussi l’augmentation de la complexité économique et informationnelle ou l’amplification de comportements psychiques imprévisibles d’individus, etc. tout cela ensemble met aujourd’hui radicalement en crise les postulats de linéarité.
   La Terre n’est plus un soubassement sûr de nos civilisations, ni  d’ailleurs l’Air, ni le Feu, ni l’Eau. Il me semble qu’une nouvelle géohistoire est à écrire. Et les média, dans ce contexte, seraient un « médiateur »  de cette nouvelle géohistoire. Une autre théorie des média qui serait une sorte de géohistoire stratifiée des média est appelée, me semble–t–il, à se formuler.


II Exemples

Entrons dans notre propos.

 1「炉心融解」 Le Meltdown (2008)

  D’abord, écoutons cette chanson  de la catastrophe. Nous partons d’une couche la plus récente de la culture des média.
  Cette chanson qui a été composée et lancée sur le Web en 2008 (donc bien avant le 11 mars 2011 et la catastrophe nucléaire des centrales nucléaires à Fukushima). Ce chant qui avait déjà enregistré plus de trois millions de PV (pages vues) n’est pas une chanson humaine, car c’est une composition ddu programme vocaloïde (Kagamine Rin, YAMAHA). Une Cassandre vocaloïde avait donc chanté le « Meltdown » posthumain, pourrait-on dire, bien avant le 11 mars.
   La caractéristique des chants de vocaloïdes consiste en ceci qu’ils exploitent une zone de tessiture à fréquence très élevée difficilement atteignable par la voix humaine : c’est donc un chant ultime, le dernier chant.  Cette hauteur tend notamment à ne plus être entendue par les personnes âgées. Les jeunes exploitent donc ces voix hautes pour leur création collective : la composition par vocaloïde se fait collectivement sur le Web, il y a des centaines de milliers de compositeurs et commentateurs sur le Web actuellement, dessinateurs et producteurs anonymes, etc.
   La voix de la chanson se déterritorialise donc du registre humain pour atteindre la zone d’un lyrisme tragique dont la parole est tout de même étrangement belle : une femme infanticide « en rêve » aspire à plonger dans le « cœur d’un réacteur nucléaire » pour « voir, en s’anéantissant, le monde sans moi enfin remis à son engrenage de coeur normal ». La voix posthumaine est en train de révéler son ultime lyrisme ; au Japon, il y a dans la musique pop, de plus en plus de chants par vocaloïde : les chanteurs humains sont amenés à « imiter » tant bien que mal les voix de vocaloïde.
   Voici donc le premier exemple d’« un nouveau médium – catastrophe et transformation de l’expérience du sensible » : un nouveau medium – une vocaloïde, déterritorialise la voix et introduit à une nouvelle esthétique inhumaine et suicidaire : cela correspond bien sûr à un certain symptôme social de la jeunesse : insomnie, suicide, infanticide, troubles psychiques et addiction, bref, les «maux » de civilisation.

2 「いい国つくろう、何度でも」 « Reconstruisons le bon pays, même à plusieurs reprises… »  (2011.9.2)
   Un deuxième exemple pour préparer notre interrogation sur la catastrophe. Cette fois–ci la catastrophe de l’histoire et les états de sa mémoire. Ceci pour illustrer la place de la culture des média dans le Japon de l’après-guerre.
   Le 2 septembre dernier, dans les 5 grands quotidiens nationaux, nous avons vu apparaître cette publicité sur deux pages .
   La photo montre le général MacArthur descendant de son avion à la base militaire d’Atsugi près de Tokyo, le 30 août 1945. Cette photo bien connue de la défaite et de la capitulation du Japon impérial, a donc réapparu dans une publicité de la maison d’éditions Takarajima Sha, qui est, faudrait-il préciser, spécialisée dans les magazines de mode et de culture pop. Le groupe Takarajima sha a l’habitude de faire une ou deux fois par an une compagne publicitaire à caractère social du type Benetton. Ils ont choisi ce thème cette année. Le 2 septembre dernier coïncidait avec la date de la nomination du troisième premier ministre du gouvernement Minshutô (le Parti démocrate).
   Dans la légende se lisait ceci : « Iikuni Tsukuro, nando demo (Reconstruisons le bon pays, même à plusieurs reprises) ». Elle joue abondamment sur l’ambiguïté. Hormis l’ironie voulue ou involontaire sur la relève d’un gouvernement qui, effectivement, se succède à « plusieurs reprise », la phrase « Iikuni Tshukuro 1192 » demeure ancrée dans la mémoire des écoliers des Japonais ; on l’associe à l’an 1192, date de  fondation du shogunat de Kamakura. Ainsi est introduite la thématique de la répétition de l’histoire.

   La défaite de 1945 répèterait les refondations successives de l’Etat japonais à travers l’histoire. Le site Web de la maison d’éditions, commente dans ce sens :
   « Le Japon n’a cessé de faire face à la défaite, aux désastres, aux difficultés dans son histoire.
   Chaque fois, les Japonais ont consolidé l’histoire de leur pays par la force de leur esprit invincible et de leur solidarité sociale.
   Peut-être qu’il n’y a pas d’autres exemples d’un peuple si tenace et si imprégné de force vitale.
   C’est notre sentiment.
   Reconstruisons le pays, même à plusieurs reprises.
   Par ce slogan nous aurions voulu en appeler à la force d’esprit propre aux Japonais. »
   Cette publicité a fait sensation et couler beaucoup d’encre. Et ce commentaire relativement tardif ne parvient pas totalement à lever l’ambiguïté. On se demande si ce n’est pas sous la pression des nombreuses interprétations et réactions hostiles suscitées que la maison d’éditions a été amenée à livrer cette explication.
   Le jeu est assez subtil, car au lieu d’évoquer directement les motifs à caractère « patriotique » voire « nationaliste », l’image est celle du Général MacArthur. L’omission du sujet dans la phrase du slogan ne permet pas de trancher si c’est le Général qui dit « Je vais reconstruire.. » ou les Japonais, ayant capitulé, qui se disent devant cette image d’humiliation « Nous, devant cette défaite, nous allons... ». Le qualificatif de « bon (ii) » est également ambigu : le « ii kuni » est-ce un pays démocratique, donc introduit par les Américains, ou simplement le « Ii kuni », comme le « Shogunat de Kamakura ». Le succès de la campagne publicitaire tient à l’humour qui se manifeste dans ces possibilités d’interprétations multiples.
  Mais de façon plus profonde, cette campagne publicitaire a touché à l’ambiguïté fondamentale de la mémoire collective du Japon de l’après-guerre . Cette histoire récente du Japon de l’après-deuxième guerre mondiale a fait l’objet de la monumentale étude d’un historiographe américain, Dohn W. Dower : Embracing Defeat .
   On pourrait dire que la culture des média du Japon contemporain, dans sa phase historique récente, a son origine dans cette défaite et dans mémoire de celle-ci. Nous allons voir comment son acceptation a déterminé le sort de la culture des média, en prenant des exemples tirés de films d’animations et des industries culturelles.

3. Our Friend the Atom (1957)
   Dans l’après-guerre, les industries culturelles arrivent des Etats-Unis : les films de Hollywood, la télévision mais aussi les films d’animation Disney.
   Les industries culturelles ne sont bien sûr pas innocentes, tant s’en faut : elles font partie du vaste complexe militaro-industrielle à l’époque de la Guerre froide.
   En simplifiant beaucoup, on pourrait dire que tout s’est passé comme si faire oublier Hiroshima et Nagasaki constituait un enjeu majeur de la politique des  industries culturelles américaines au Japon. Du moins objectivement parlant, la ruse de l’histoire des industries culturelles opéra avec une efficace redoutable. En 1954, un essai de la bombe H dans les l’atoll de Bikini contamine un thonier japonais dont un marinier meurt d’irradiation sept mois plus tard (l’affaire Daigo Fukuryu Maru). Cette affaire attise chez les Japonais la mémoire des atomisations d’Hiroshima et Nagasaki. Au Japon, cette affaire donne naissance au premier film d’épouvante de la série Godzilla (1954), dont le monstre a été conçu à la suite de ce scandale de radiations atomiques.
   Par ailleurs, après la guerre de Corée, le Japon est intégrée dans la politique nucléaire des Etats-Unis. C’est sous le slogan d’ « utilisation pacifique de l’énergie nucléaire » qu’est menée cette politique d’intégration. En 1955, le premier sous-marin nucléaire d’attaque Nautilus est lancé.
   Pour effacer de la mémoire collective le passé récent, les films d’animation de Disney font partie de la propagande américaine : en pleine période de guerre froide, l’administration Eisenhauer voulait injecter le rêve de  l’« utilisation pacifique » des forces nucléaires.
    Voici le film d’animation ventant l’utilisation de l’énergie nucléaire du « Tomorrow Land » : « Our Friend Atom » (1957) .
   Ce film de propagande scientifique commandé à Disney par l’USA Information Agency sera diffusé le 1er janvier 1958 par la chaîne de télévision nationale Nihon TV possédée par le groupe Yomiuri, dont le présient Shyoriki fut le principal artisan de l’introduction des centrales nucléaires au Japon.
   C’est dans le prolongement de cette politique de l’« utilisation pacifique de l’énergie nucléaire » que seront construites au Japon les centrales nucléaires dans les années 1960 et 1970, dont celle du Fukushima (construction achevée en 1966).

4. Tetsuwan Atom (1963)
   Tout se passe comme s’il y avait une complicité objective liant entre eux la politique de l’utilisation « pacifique » de l’énergie nucléaire, sa promotion  par les films américains d’abord, puis l’essor de la culture des médias par les nouveaux moyens d’information et de communication.
   La première et très populaire série d’animation à la TV produite par Osamu Tezuka (1928-1989) s’appelle  « Tetsuwan Atom (Atom le petit robot, connue en France sous le titre « Astro, le petit robot ») » (1963 - 1966 ) ; elle situe son univers futuriste au 21ème siècle. Le petit robot, héros de la série, baptisé « fils des sciences », est propulsé par l’énergie nucléaire : « Cent mille CV propulse le petit robot ». Elle est diffusée par la chaîne Fuji TV. Le petit Atom va incarner le mythe de la nation «techno-scientifique » des années 1960.
   Il faut aussi noter que l’univers initial et le sous-texte de ce manga « Atom Taishi » dans les années 1950 était  beaucoup plus complexe et intéressant à bien d’ égards : il se situait dans un univers après postérieur à une catastrophe ayant affecté une autre planète Terre dont l’explosion a déterminé l’exode de ses habitants qui débarquent sur la planète Terre dema série. S’ensuit la discorde et puis la paix à laquelle œuvre le petit robot. Nous reviendrons sur cette situation de post-catastrophe qui marque fortement l’univers de l’animé japonais.
   Mais ce sera la version plus “naïve” qui se diffusera durant les années 1960 par la TV.
   Malgré le credo pacifique de l’auteur et sa réticence quant à l’exploitation de l’énergie nucléaire, tout se passe comme si cette série d’animation, « Atom le petit robot », incarnait la réplique et la continuation du « Our Friend Atom » de Disney.
   On pourrait résumer la situation en termes simples.
   Dans un premier temps, la culture des images américaine envahit à travers les films d’animation et l’écran de TV l’imaginaire des enfants japonais ; dans un second temps, se développeront les productions japonaises en s’appropriant l’imaginaire des industries culturelles et en adoptant les thématiques promues et dictées par l’époque, telle l’exploitation « pacifique » de l’énergie nucléaire. Cette structure est parfaitement homologique à la structuration de l’espace politique du Japon de l’après- guerre. Le pacifisme est dicté par la présence américaine sous l’ombre des forces de dissuasion nucléaire. On retrouve dans le processus de formation de la culture de l’animation la logique de l’« Embracing Defeat ».
   On pourrait aussi ajouter, ce sera dit en passant, à la liste des robots héros de série d’animé, la série « Doraemon le robot-chat » qui, lui aussi, est propulsé par un moteur nucléaire.

5.  Tezuka is dead !
   Myazaki Hayao (né en 1941 ), l’auteur du Mononoké sur lequel nous reviendrons , écrit à propos de Tezuka, à l’occasion du décès de ce dernier :
   Pour ce qui est de l’animé, tout ce que Tezuka a dit et écrit est fondamentalement faux.
   La raison de cette erreur, tient à ceci que son point de départ était Disney. Il n’y avait pas d’autre modèle pour lui. Ses premières œuvres sont toutes d’imitation. Il a tenté d’introduire son histoire originale. Néanmoins son univers était resté fondamentalement sous l’influence de Disney. Il n’a pas réussi à surmonter son complexe d’infériorité vis à vis de son grand père (Disney). (…)
   Quand  j’ai appris sa mort, j’ai compris que l’ère Showa était définitivement révolu.

6. Post-apocalypse now  : fiction post-apocalyptique 
   Si, dans l’univers destiné aux enfants, l’animé cultive les décors futuristes et somme toute assez optimistes, dans les genres plus adultes, l’univers imaginaire des sous-cultures dans le Japon de l’après-guerre évolue à l’ombre des deux catastrophes majeures : la mémoire récente des défaite et ruines de la dernière Guerre et, la guerre froide aidant, l’imminence de l’avenir apocalyptique.
  On sait que non seulement au Japon mais dans le monde entier, le récit post-apocalyptique fait partie du contrat générique de la fiction scientifique.
  D’innombrables exemples d’univers fictionnels procèdent de cette temporalité dont l’horizon est obturé par le passé antérieur plus ou moins récent et l’avenir imminent des catastrophes. Les menaces nucléaires en sont les motifs récurrents. C’est que l’univers fictionnel est toujours déjà quelque part un supplément de l’histoire réelle.
   Il est bien connu que, comme je viens de le signaler,  ce film de monstre Godzilla naquit de l’essai nucléaire de bombe H à Bikini en 1954 et la contamination de l’équipage du thonier Daigofukuryu maru en 1954.
   Ce n’est pas par hasard que les navires spatiaux, tel le cuirassier spatial Yamato, portent le nom du cuirassier réel de l’ancienne marine impériale (UchûSenkanYamato /Le cuirassé spatial Yamato par Leiji Matsumoto, 1974).
   Akira (Ootomo Katsuhiro, 1988) se situe, en 2019, dans une « Neo-Tokyo » sur les ruines toutes proches du Groud Zéro de l’ « ancienne Tokyo » détruite par une explosion nucléaire en 1982, au cours de la Troisième Guerre Mondiale.
   Tous ces imaginaires se constituent donc comme suppléments de l’histoire réelle. Tout se passe comme si dans l’univers fictionnel le présent de l’histoire évolue comme pris dans l’étau de ces deux temporalités : le passé antérieur et le futur antérieur, tous deux également catastrophiques. C’est la loi même du genre post-apocalyptique. Et ceci est particulièrement marquant dans l’univers de l’animation japonaise.

7. Myazaki : Animé et Anima
   C’est sans conteste l’œuvre de Myazaki Hayao qui révèle de façon la plus ample la portée mythologique de cet univers fictionnel post-apocalyptique comme supplément pour l’histoire du Japon.
   Sa deuxième œuvre majeure Kazénotani no Nausica (Nausicaä de la vallée du vent 1984) inscrit son univers selon la modalité typiquement post-apocalyptique dont la temporalité prise dans l’étau du passé antérieur de la destruction et du futur antérieur d’une catastrophe imminente. Voici quelques éléments du synopsis : « En ayant épuisé les ressources souterraines et pollué la vie, la civilisation industrielle millénaire avait été détruites par la guerre des « sept jours de feu ». Le savoir et la vie furent presque anéantis. Mille ans de cette ère crépusculaire ont passé et l’humanité survit tant bien que mal. Entre un vaste désert et la « Mer de la Décomposition » (fukai, gigantesque forêt produisant des spores toxiques qui propagent et répandent ainsi cet écosystème), quelques îlots de vie accueillent différentes communautés humaines. La fukai est protégée par des insectes géants, qui se sont adaptés à cet environnement pollué. »
   L’œuvre situe le petit pays de la Vallée, à l’est du continent désert, la métaphore géopolitique de la guerre mondiale y est transparente, patente. La civilisation y survit sur les ruines. Avec la forêt de végétations et d’insectes, l’œuvre intègre dans sa structure de récit post-apocalyptique une dimension écologique et animiste caractéristique de Miyazaki. L’apocalyptique – qui serait fondamentalement monothéiste – se trouve infléchi par l’animistique ; dans cet univers, il n’y aurait nul élément de « révélation », mais l’animé cherche à rejoindre ici le devenir animiste des âmes des vivants. Un genre de « récit de catastrophe écologique » - qu’on pourrait appeler « animé animiste » - se met ainsi en place.

8. L’ animé animiste comme réécriture des maux de civilisation
   C’est avec Mononoke Hime (1997) que Miyazaki parvient à superposer complètement l’écriture de sa fiction animée à celle de l’histoire du Japon médiéval. L’imagination animatrice rejoint l’univers animiste du passé ; le genre imaginaire du futur antérieur rejoint le passé antérieur de l’histoire.
   Or a-t-on remarqué que la scène initiale se passe précisément à Tohoku ? Le jeune chef Ashitaka de la tribu des Emisi (autochtones de l’Est du Japon habitant hors de la zone de domination du Yamato) est frappé de malédiction en tuant l’animal maudit venant de l’Ouest. La situation historique du Tohoku, zone qui a été colonisée, est ici retranscrite. La question du mal de la civilisation fait ainsi d’abord intrusion dans la zone du Tohoku, pays dominé relevant d’une autre culture remontant à l’âge néolithique Jômon.
   Le héros maudit et banni voyage vers l’ouest du Japon en pleine guerre civile et rejoint la cité des forgeries (Tataraba) dont la population « nomade », composées de femmes évadées, de lépreux, etc., considérée hors classes (la minorité exclue), s’affronte à l’univers des animaux de la forêt. Ce village est « utilisé » et « exploité » par les forces guerrières sous tutelle impériale.
   Miyazaki fait de l’écriture fictionnelle de son animé une expression critique de l’histoire du Japon en intégrant des éléments anthropologique, religieux, ethnographiques, mythiques, politiques, etc. du Japon médiéval. Le recours à l’historiographie d’Amino Yoshihio motive cette visée. L’écriture de la fiction post-apocalyptique au futur antérieur rejoint ainsi la lecture des strates archaïques des mémoires collectives.
  Il est très significatif que ce scénario de catastrophe écologique se soit littéralement réalisé en suivant la même structure de domination politique dans les événements ayant suivi le Grand Séisme du Tohoku, à travers la catastrophe nucléaire du Fukushima. Les habitants du Tohoku, descendants modernes en quelque sorte des Emisi, subissent le même sort de  « malédiction » dans la catastrophe écologique, dont la cause est à chercher dans la civilisation urbaine dominante de la nation japonaise moderne.  L’histoire imaginaire du futur répète ainsi, d’avance, l’histoire du passé antérieur.

  Jusqu’à présente, j’ai retracé sommairement la situation de l’imaginaire véhiculé par la culture des industries culturelles. Le rêve n’est jamais innocent.
   Une nouvelle écriture – celle du film d’animation en l’occurrence – réécrit une histoire réelle du passé et l’annonce en quelque sorte. A travers la stratification des mémoires collectives, réapparaît alors une « couche archaïque de la conscience historique » (au sens de Maruyama Masao, grande figure de la pensée de la modernité) consistant, pour le cas japonais, en « devenirs perpétuels et propensions des choses », ce que nous avons désigné provisoirement par le terme d’animisme .

9. Tohoku et Fukushima à la télévision
   Tournons-nous maintenant vers le medium du monde réel.
   Si l’animé est une écriture de la catastrophe au futur antérieur, et l’histoire celle du passé antérieur, c’est à l’évidence la télévision qui est un medium du présent, de la télé-présence.
   Durant ces journées du 3・11, on pourrait dire qu’à la fois on a tout et n’a rien vu à la télévision (je serais tenté de répéter la phrase initiale du film de Duras-Resnais Hiroshima mon amour : « Tu n’as rien vu à la télévision, rien » ; « si j’ai tout vu »).
   Dans mon laboratoire, nous avons stocké toutes les images des 7 chaînes nationales de élévisions à Tokyo durant la semaine qui a suivi le 11 mars dernier. Nous poursuivons actuellement l’analyse de ces images.
   Qu’a-t-on vu ?
   C’est d’abord un ébranlement et un effondrement général du système de diffusion (broadcasting) télévisuel. Tous les programmes interrompus et les flots d’informations envahissent l’écran pêle-mêle : ce tsunami d’informations détruit et va emporter le cadre de la deixis télévisuelle.
   La télévision comme deixis sociale (instance du je/tu - ici -maintenant du présent national) se trouve ébranlée et ses courroies de transmission se brisent. Elle tente difficilement de rétablir ses réseaux en reliant les stations locales et en cherchant à se connecter avec les studios et correspondants locaux.

   Tout s’est passé comme si, en l’espace d’une semaine, tout un monde transitait d’une époque à l’autre (Hiroshima mon amour dit de la catastrophe de la bombe atomique :  « Une ville entière sera soulevée de terre et retombera en cendres », p.33).
   Le 11 mars, le sol ébranlé et la nuit.Les images de tsunami en direct, celles des incendies, etc. Le premier jour, c’est la nuit du monde.
   Le 12 mars, le premier survol du territoire découvre le territoire en ruines. Le même jour, s’en suivront l’explosion d’une centrale nucléaire, les images du sol arrivent.
   Le 13 mars, commencent le rétablissement des networks et des relais de transmissions, les accidents des centrales nucléaires aggravés, etc.
 
  C’est comme une sorte de récit à l’envers de la Genèse, sorte de contre-Genèse. En l’espace de sept jours, tout un monde fait l’expérience de sa destruction et la regarde en temps réel ; le monde n’aura plus été le même du tout à la sortie de cette crise.
   L’enjeu de notre analyse consiste à saisir la dimension proprement catastrophique des événements à travers cette masse énorme d’images. Ce travail n’est pas facile d’autant moins que la télévision est foncièrement un medium du quotidien dont la fonction est précisément d’assurer la continuité quotidienne.
   Notre hypothèse du travail consiste à modéliser la télévision comme une instance du Moi/Nous social : le Moi en l’occurrence est à prendre au sens de Freud ou de Lacan, fonction de méconnaissance. Si de par sa fonction de deixis sociale la télévision était une instance de personne de la société, telle une monade sociale, c’est-à-dire, si l’ensemble d’une société était comparable à une personne individuelle dont l’organe de perception – l’œil -  est assuré par sa télé-vision, ce Moi/Nous collectif croit tout voir et se considère toujours « omniconscient ».
   Or le monde a été sorti de ses gonds le 11 mars et ses événements échappent au contrôle de cet organe de deixis sociale. Le monde a été fissuré et se voit privé de tout sol de confiance ainsi que de la vision qui l’avait assuré auparavant. Comme si la monade télévisuelle était tout d’un coup étourdie, elle perd conscience et quand elle se réveille, elle se retrouve dans un univers tout autre. L’ontologie rassurante de la télévision comme medium du Verfallenheit au quotidien a été brisée.
   Du haut d’un hélicoptère qui survole, le rapporteur énonce : «Hito ga imasu / Je vois des êtres humains », un énoncé « in-ouï » depuis longtemps à la télévision, comme si on avait découvert des êtres vivants sur une autre planète. Entretemps, une dimension cachée s’est ouverte dans ce nouvel univers, une menace nucléaire invisible et inquiétante perce et hante l’expérience de ce nouveau monde.
   Faire expérience d’une catastrophe, c’est peut-être cela. On ne se sent plus situé plus sur le même sol du monde. Tout d’un coup, on est déjà passé de l’autre côté d’un pli du monde. L’événement serait ce pli du temps.
   Personne en effet n’aurait imaginé que dans le monde d’aujourd’hui nous eussions en une journée quelque 20 milles morts et disparus tout d’un coup ; personne n’aurait cru que les villes fussent si vulnérables et les habitants de la terre si démunis et désemparés devant les menaces nucléaires. Les images des maisons blanches et voitures également blanches emportées par les tsunamis ont scellé la fin d’une époque.
   Le sol de confiance a été emporté par les tsunamis d’information, le Moi/Nous télévisuel profondément ébranlé. Est-ce une pure coïncidence que ce désastre ait eu lieu en cet an 2011, année de la Fin de la télévision analogique ? Tout se passe comme si cet événement scellait la Fin de la TV et par là, bel et bien la Fin de l’Ere de l’Après-Guerre.
 
10 . Ihai et Ketai
  Quand le Moi télévisuel s’est fissuré et la confiance a été ébranlée, on a vu remonter à la surface deux réseaux de communication avec deux couches de temporalité.
  Pendant que le Moi/Nous national télévisuel ne répond plus à la détresse, les réseaux sociaux locaux et individuels se nouent. On a noté le rôle des réseaux sociaux Twitter, Ustream, qui remplacent les média classiques. Les doutes sur les informations officielles concernant le nucléaire se développèrent à travers ces réseaux et leur crédibilité s’est considérablement accrue. Le keitai (téléphone portable) était devenu l’un des outils les plus indispensables pour survivre. C’est aussi l’ultime appareil de vie, les keitai étaient les derniers signes de vie et de mort pour avoir des nouvelles des proches.
  Par contraste, les survivants avant de s’enfuir ont cherché les ihai des ancêtres pour les évacuer de leurs maisons. Ihai est une petite tablette religieuse portant les noms religieux des ancêtres servant au culte des ancêtres dans le bouddhisme au Japon.

  Donc les keitai pour être connecté au temps réel, avec les réseaux locaux et individuels des vivants, et les ihai, avec le réseaux des âmes des ancêtres plongeant dans la nuit des temps.
  Telles sont les deux couches de communication et de mémoire qui sont intervenues en ce temps de détresse. Ceci témoigne de la socialité des réseaux et des liens sociaux que nouent en profondeur une population et des communautés dans une situation d’urgence.

11. Noms de lieux et tradition orale
  On a découvert bien après coup que l’emplacement des jinja (sanctuaires shinto) et les toponymes témoignaient du souvenir millénaire des tsunamis et des inondations.
  Les sanctuaires shinto se placent souvent sur les lignes de démarcation qui ont séparé les eaux et la terre lors des inondations. Ainsi l’étymologie de leurs noms, tel le Namiwake (étymologiquement « sanctuaire séparant  eaux et terre ») ou le Tsunomitu (étymologiquement « vagues envahissant ») portent et véhiculent les mémoires orales des tsunamis passés.
 Ce sont ces mémoires inscrites à même le sol comme noms de lieux qui resurgissent avec la catastrophe. La Terre, secondée par la tradition orale, s’avère être ainsi le premier medium d’inscription.


III Média et Mémoire

   Après ce parcours topique rapide, que peut-on avancer en guise de conclusion provisoire de cette modeste introduction ?
   D’abord, tout le monde s’accorderait à dire que le « 11 mars 2011 » fut une propice au retour massif des mémoires.
   J’ai essayé de creuser en profondeur, tel un essai de bowling historique, les strates de mémoires que les traces de catastrophes permettent d’entrevoir. Comme à la mnière d’une fouille archéologique : un escarpement causé des catastrophes permet d’observer les états de la mémoire collective. C’est donc une archéologie des média que ce type de recherche dénote ; mais en même temps c’est aussi une étude sur les mémoires collectives qui sous-tendent la culture des média. Car que ce soit au temps futur des SF, au présent des nouveaux média ou aux passé traditions millénaires, les couches stratifiées de mémoires orientent les inscriptions et dictent les comportements des habitants.
   Les catastrophes nous livrent des enseignements à propos de ces strates de mémoires. Ceci est tout particulièrement vrai, lorsqu’il n’y a pas d’efficace monothéiste qui intègre les événements dans l’Histoire sous la forme d’un Livre, comme c’est la cas au Japon. L’histoire ici est fondamentalement discontinue et non linéaire, les mémoires essentiellement fragmentaires et stratifiées. C’est cette dynamique proprement catastrophique qu’on nomme l’impermanence du monde.
   Bien entendu, ceci n’est qu’une petite introduction à l’étude des « catastrophe et média ». Il faut aussi tenir compte de la manière dont ces mémoires reviennent. Les exemples que j’ai énumérés pourraient paraître arbitraires et disparates à certains égards. A vrai dire, la seule cohérence qui en motive la sélection consiste en ceci qu’ils sont tous recueillis à travers le phénomène de retour des mémoires postérieur au 11 mars. Le premier, l’exemple du vocaloïde a enregistré un nouveau record de PV ; le deuxième est expressément l’exemple même de ce retour de mémoire ; dans le contexte du Post-Fukushima, on s’est souvenu du titre « Our Friend the Atom », de là par conséquent de ce qu’était le « Tetsuwan Atom ». On s’est beaucoup tourné vers le Studio Ghibli pour interroger les conséquences de catastrophes écologiques, et ainsi de suite. Est-ce un phénomène de « flash-back » pour une culture qui vient de faire une expérience de catastrophe majeure ? Et par là, mon propos d’aujourd’hui fait-il également aussi partie du syndrome du « Post 3.11 » ? En tout état de cause, c’est la sélection par la mémoire collective qui a motivé le choix de ces exemples.
   La résurgence catastrophique des mémoires ne se ferait sans doute que de cette manière-là, par cette sorte de flash-back culturel. Alors ce serait donc aussi sur cette temporalité catastrophique qu’on aurait dû s’interroger en cet instant critique. Qui peut affirmer que le trauma n’est pas essentiel pour la mémoire ? N’est-il pas probable que pour parler de catastrophe, il vaut mieux être en plein cœur de celle-ci ? Se jeter dedans, comme le chantait la Cassandre vocaloïde.

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