Foucault et le Japon
Par Hidetaka
Ishida (l’Université de Tokyo)
Ici, la manière de
penser antérieure à la modernisation et celle du type de l’Europe moderne
coexistent, et je compte travailler à l’analyse de ces questions avec des
spécialistes japonais. [1]
1 Le Vent d’ouest
Foucault visita deux fois le Japon en 1970
et 1978. Le contact avec le pays du soleil levant n’était nullement fortuit. Maurice
Pinguet, ami de longue date depuis la rue d’Ulm, enseignait à Tokyo. Il introduisait
ses amis très tôt à la vie de l’ « Empire des signes » dès
les années 1960, non seulement Foucault mais aussi surtout Roland Barthes, Jacques
Lacan, ou Claude Lévi-Strauss : toute la génération structuraliste et
poststructuraliste est entrée très tôt à l’archipel grâce à l’auteur de la Mort volontaire au Japon. Foucault a
même failli être nommé au poste de professer à l’Université de Tokyo en 1963 ;
cette épisode témoigne du lien substantiel qui aller se nouait entre les deux
cultures.
Pour les Japonais qui avaient depuis
longtemps pris l’habitude de traduire systématiquement les littératures et
pensées occidentales, les polémiques et querelles suscitées par le « structuralisme »
(les querelles de la Nouvelle Critique ou les débats Sartre-Foucault, ainsi que
les événements de Mai 68), conjuguées avec les arrivées successives de ces
principaux protagonistes n’ont pas manqué de provoquer très vite un immense intérêt
intellectuel.
Si en 1970, lors de la première venue de
Foucault, seuls la Naissance de la
clinique (traduction japonaise en 1969) et la Maladie mentale et de la personnalité (traduction japonaise en
1969) étaient traduites par les soins de la psychiatre Dr. Mieko Kamiya et qu’apparaissait
en 1970 juste avant l’arrivée de l’auteur la traduction de l’Archéologie du savoir par le philosophe Yujirô Nakamura, s’en
suivront les traductions des Mots et les
Choses en 1974, l’Histoire de la
folie en 1975, Surveiller et Punir en 1977. Ainsi quand Foucault revient au Japon
en 1978, tous les ouvrages sont traduits ; dans les dialogues entre
Foucault et Moriaki Watanabe, il est question de traduction en cours du premier
tome de l’Histoire de la sexualité, la Volonté de savoir préparé par ce
dernier[2].
Ce sont d’abord les professeurs d’études françaises,
tous grands spécialistes de littérature, tels Tôru Shimizu(spécialiste de
Mallarmé, de Valéry et de Blanchot), Moriaki Watanabe (spécialiste de Mallarmé,
de Claudel et aussi metteur en scène) et Shiguéhiko Hasumi(spécialiste de
Flaubert, critique littéraire et critique du cinéma et le Président de
l’Université de Tokyo de 1997 à 2001) , Kôichi Toyosaki(spécialiste de
Lautréamont, traducteur entre autres de Derrida) qui ont traduit et introduit
Foucault et la génération structuraliste et poststructuraliste dans la vie
intellectuelle japonaise. Cela signifie que la pensée de Foucault trouva
d’emblée les meilleurs traducteurs et introduteurs ; ces grands spécialistes
d’études françaises ont préparé la réception de Foucault, travaillé à
transformer la constellation discursive de la scène intellectuelle et inventé
les nouveaux langages pour parler littérature, philosophie, cinéma ou théâtre.
C’est que d’une manière générale, vers 1970,
la société japonaise connaît une grande mutation : l’après-guerre prend
fin, les symptômes de la société de consommation se multiplient, la crise des
institutions s’annonce avec les révoltes d’étudiants et l’humanisme
existentialo-marxiste s’essouffle. C’est dans cette atmosphère, mondialement
partagée, il est vrai, de la fin des années 1960 et du début des années 1970
que la pensée de Foucault est recueillie ici. L’annonce de la fin imminente de
l’Homme, la relativisation de la place de la doctrine de Marx, la mise en cause
de la rationalité occidentale que poursuit Foucault depuis l’Histoire de la folie, la mise en avant
des questions du langage, du discours, du corps, du savoir et du pouvoir
constituent autant de points d’interférences avec les problématiques qui se
mirent à se cristalliser dans l’archipel nippon aussi.
Foucault concluait en 1970 sa conférence à
Tokyo :
Le structuralisme et l’histoire contemporaine sont
des instruments théoriques grâce auxquels on peut, contre la vieille idée de la
continuité, penser réellement et la discontinuité des événements et la
transformation de les sociétés . [3]
C’est qu’avec quelques autres figures
exceptionnelles de la pensée
contemporaine française à l’époque, Deleuze, Derrida, Lyotard, Lacan, il incarnait
la rupture radicale de la pensée par rapport aux marxisme et existentialisme ;
il révélait une autre façon de penser l’Histoire, avec l’Histoire la Raison et
l’Homme une mise en cause radicale de la modernité non seulement
occidentale mais mondiale. Les Japonais découvrirent sous leurs yeux cette
transformation des modernités, qui les libéraient aussi de leur position de studieux
élèves de la modernisation- occidentalisation.
Ce qu’illustre par exemple la convergence
qui se dessine entre les deux penseurs lorsque Foucault rencontre en 1978 avec
Ryumêi Yoshimoto, figure originale de la pensée japonaise, pour débattre sur le
thème de « Comment se débarrasser du marxisme »[4].
Au lieu de raisonner sur le registre de la
ratio occidentale « logocentrique », les Japonais découvrent une
possibilité de penser autrement leur
permettant d’interroger leur propre sol de pensée ; il est désormais
devenu possible de penser le sol des positivités de
signes, de langage, de discours, d’écriture ; concevoir autrement les jeux
pouvoirs et les éthos et les institutions.
II. Le Gai savoir : les
sciences humaines et les néo-académiciens
Du milieu des années 1970 et à la fin des
années 1980, se succèderont les venues des protagonistes de pensée
contemporaine, Derrida, Lyotard, Bourdieu, Baudrillard, Kristeva, Guattari. De
multiples contacts et de liens qui se nouent entre et les penseurs, philosophes,
intelletctuels et essayistes japonais de l’époque, naîtront les mouvements et
courants de pensées contemporaines d’obédience structurale ou post-structurale.
Ces courants de pensée, on les dénommera « Gendai shisô (la pensée
contemporaine) » ou « France Gendai Shisô (la pensée contemporaine
française) » , dénomination en somme assez analogue à celle aux Etats-Unis
« Théory » ou « French
Théory ». On pourrait énumérer parmi les noms les plus représentatifs, outre
les littéraires déjà cités, Masao Yamaguchi, anthropologue, Yûjirô Nakamura,
philosophe, Kôjin Karatani, critique littéraire, Keizaburô Maruyama, linguiste,
Chizuko Ueno, féministe, etc.
Les revues se font jour dans ces mouvances
et les discours des sciences humaines
d’inspiration poststructuraliste commencent à se généraliser. Ainsi la revue Païdëia, fondée en 1970, publiera
en 1972 par les soins de son rédacteur en chef Mikitaka Nakano (1943-2007) son
numéro spécial « Foucault » dans lequel on trouve la
« Réponse à Derida », une première version de « Mon corps, ce
papier, ce feu » qui attisa comme on le sait la fameuse polémique
Foucault-Derrida. Nakano par la suite participa successivement à la fondation
de la revue Gendai Shiso (1974- ) et de l’Epistêmè (1975-1979) , deux revues-phares du poststructuralisme et
postmodernisme des années 1980. L’éditeur académique central comme Iwanami
(qu’on pourrait cosidérer comme un équivalent d’un Gallimard en France) va
créer une nouvelle revue scientifique Hermès
(1984-1997), qui regroupera les intellectuels de figure comme Arata Isozaki,
architecte, Kenzaburô Ôe, romancier et futur Prix Nobel de littérature en 1994,
Tôru Takemitsu, compositeur, Makoto Ôoka, poète, Masao Yamaguchi et Yûjirô
Nakamura.
Une nouvelle constellation du champ du
savoir se dessine ainsi au tournant de 1980 avec les tenants de nouveaux
discours en sciences humaines et en domaines de création culturelle. Foucault
occupe la position cardinale dans cette transformation du savoir : ses
travaux constituent les points de repères par rapport auxquels s’ordonnent les
nouvelles catégories de pensée, s’articulent les nouveaux paradigmes
théoriques, qualifiés souvent de « structuraux ». En effet, on se met
à raisonner en termes de « discours », de « savoir », de « pouvoir »,
d’ « épistêméé », de « représentation », etc. Nakamura
publie les Jutsugo Shû (Vocabulaires),
Hasumi Foucault Deleuze Derrida,
Watanabe Tetsugaku no Butai(Scènes de la
philosophie entretiens avec Foucault). Leur rôle ne sera pas resté celui de
simple traducteur. Ou plutôt la traduction est beaucoup plus que la traduction.
Hasumi invente une nouvelle écriture critique, une nouvelle manière de parler
de littérature et de cinéma. Watanabe va radicalement transformer le discours
sur la corporalité théârale. Sans leur travail de création de nouveaux langages
critiques, n’auraient pas été possibles une part importante des créations
scéniques et cinématographiques des annéees 1980 et 1990 ; sans ces
renouvèlements critiques n’auraient été possibles le postmodernisme en
architecture, en littérature, en théâtre et musique.
Sans les paradigmes Foucault, il est
inconcevable qu’il y eût une telle modification du sol épistémique de la
pensée.
La querelle du « new
academism »
La société japonaise bascule dans l’ère dit
« postmoderne » dans les années 1980. La société de consommation y
avance avec cadence toujours plus accentuée.
Dans ce contexte, l’archipel se sentira concerné de près par la querelle
du postmoderne ; viendront tour à tour donner leurs conférences à Tokyo
Derrida, Habermas, Lyotard, Rorty, La querelle du postmoderne n’a pas comme
théâtre seulement l’Europe et les Etats-Unis, le Japon constitue un troisième pôle de la querelle du
postmoderne.
Les discours postmodernes sont portés par la
nouvelle génération. Au début des années 1980, Le Kozo to chikara (Structure et Force) d’un jeune
économiste philosophe Akira Asada et le Tibet
no Mozart(Le Mozart tibétain) d’un jeun anthropologue Shinichi Nakazawa
deviennent un best seller et provoque un phénomène social dénommé
« New Aca boom ». Cela bouscule le vieil univers académique. Cette
mutation du savoir divise les intellectuels et s’accompagne de remous et
bouleversements : la nomination du jeun anthropologue Nakazawa au poste de
maître assistant à Komaba est refusé par le conseil de l’Université et cela fait scandale. La polémique et la
bataille est indispensable lorsque s’impose une nouvelle force culturelle. La
querelle du « neo-académisme » en est de ce phénomène de la lutte
symbolique.
Mais au fur et à mesure de l’évolution de la
situation, durant les années 1980-1990, la vague du nouveau savoir pénètre
dans les institutions ; non seulement, ces nouveaux intellectuels et
penseurs s’imposent dans les champs de revues et d’éditions en créant nouvelles
revues (Hermes, Hihyô Kukan( Espace critique), ou Représentations) et collections (Hermes, Postmodern).
Au début des années 1990, avec réformes
universitaires, ils entrent dans l’appareil académique.
L’université de Tokyo a deux campus :
Hongo et Komaba. Si Hongo qui s’est développé à partir de l’ancienne université
impériale est resté traditionnaliste, Komaba développé à partir de l’ancien
lycée impérial, où sont enseignées les humanités est de loin moderniste.
Watanabe et Hasumi créèrent un nouveau
départment « Hyoshô Bunkaron (Théories et Représentation) » au campus
Komaba de l’Université de Tokyo ; dès le début des années 1990, ces
nouvelles tendances entrent dans les matières d’enseignement à l’université en
sciences humaines et sociales : Foucault entre dans les programmes
d’enseignements des humanités à l’université.
La trilogie des manuels universitaires (Chino giho(L’art du savoir), Chi no Ronri(la
logique du savoir), Chi no rinri(l’éthique du savoir) compilée par le
philosophe Yasuo Kobayashi, disciple de Derrida et de Lyotard, signe le
renouvellement de l’enseignement des Humanités de l’Université, devient à son
tour un best seller au début des années 1990 ; le « chi (le
savoir) », terme à forte connotation foucauldienne entre dans le
vocabulaire des institutions académiques.
3. Les paradigmes « Foucault »
Lors de son deuxième séjour en 1978,
Foucault s’entretint, hormis les professeurs d’études françaises évoqués
ci-dessus, avec Maruyama Masao, Ryumei
Yoshimoto, Mitsuyoshi Saigusa,: principales figures de pensée japonaise à
l’époque ; ces rencontres laisseront un certain nombres
d’entretiens(Yoshimoto) ainsi que les citations(Maruyama) ou encore sans doute
un souvenir de la pratique de technique de soi dans un temple zen (Saigusa).
Dans la conférence, donnée lors de ce
deuxième séjour, sur la « philosophie analytique de la politique »[5], Foucault cite également le
nom de Maruyama Masao pour signaler une possible comparaison du pastorat avec
le confucianisme ; il évoque au-delà une série de possibles confrontations
d’études entre l’Occident et le Japon : sur les manières dont s’ordonnent
les « jeux de pouvoir » autour de la folie, de la médecine, de la
maladie, de pénalité et de la prison, encore la sexualité et la
gouvernementalité.
Foucault souligne à juste titre la nécessité
de confronter les deux expériences de la modernité :
Ici, la manière de penser antérieure à la
modernisation et celle du type de l’Europe moderne coexistent, et je compte
travailler à l’analyse de ces questions avec des spécialistes japonais. [6]
Comment ne pas voir en effet que la société
japonaise avait connu les phénomènes sociaux analogues ; l’état, la
prison, la discipline, la sexualité, la technique de soi, etc. ? Comment
ne pas reconnaître la nécessité de poursuivre ces interrogations sur la
modernisation et de la modernité ?
Si cette proposition
d’études comparatives ne paraît pas avoir été suivie immédiatement après, tout se passe
comme si les années ultérieures rendaient les effets à retardements
Les paradigmes introduits par la génération
poststructuraliste en général et par Foucault en particulier devaient asseoir
les sciences humaines et sociales sur le sol de positivité qui n’existait pas
avant eux : se découvraient ainsi les jeux
de savoir et de pouvoir, l’ordre discursif, avec de nouvelles
« positivités ». Pour que les recherches s’organisent pour refléter
ces impulsions épistémologiques, il fallait un temps de réorganisation de
recherches.
En effet, s’il est certes difficile de citer
des exemples d’ « application » directe de la « méthode »
de Foucault, si tant est qu’il y en a une, il est encore plus difficile de
citer de grandes études novatrices en sciences humaines et sociales de l’époque
qui ne s’en soient pas inspirée.
Les catégories foucaldiennes, tels « discours »,
« savoir », « pouvoir »,
« discipline », « pastorat » , « gouvernementalité »,
« technique de soi », etc. ont pénétré les multiples domaines de
recherches en sciences humaines et sociales : la terminologie d’origine
foucaldienne est devenue assez vite une monnaie épistémique courante. Les
grandes études vont paraître en relétant de multiple façon les différents
aspects du travail de Foucault.
En histoire littéraire, Kojin Karatani(1941-
) , figure de proue du postmodernisme japonais, a donné le la avec son Kindai Nihon Bungaku no Kigen (Les Origines de la littérature moderne au
Japon, 1980), en illustrant la formation discursive de la littérature
moderne en appliquant assez librement la théorie du discours de Foucault. Sur le
rapport de la confession et de la formation de l’intériorité littéraire, la
formation du langage littéraire oral, le problème de la représentation, etc.,
Foucault permet d’ouvrir une nouvelle perspective pour la lecture de la
modernité littéraire.
On pourrait citer parmi les ouvrages en
histoire des idées Hermann Ooms sur la Tokugawa
Ideology[7],
qui prolonge à sa manière l’aspiration de Foucault de voir étudier le
confucianisme de l’ère Tokugawa, dans le prolongement de l’étude de Maruyama et
de son étude sur le pastorat ; il y a aussi la très grande étude par Naoki
Sakai sur la formation discursive du 18ème siècle japonais sur la
parole et le langage : Voices of the Past: The Status of Language
in Eighteenth-Century Japanese Discourse[8] ;
on peut y associer aussi la monumentale étude sur la recatégorisation et la
traduction culturelle constitutives de la pensée moderne japonaise par Shinichi
Yamamuro : Shisou Kadaï tosite no
Asia (Asie comme tâche à penser)[9].
Le Japon étant une société disciplinaire
exemplaire à bien d’égards, l’introduction du travail de Foucault n’a pas
ménqué de suciter les études sur l’hôpital, la psychiatrie, le prison, l’usine,
l’école. Si la plupart de ces travaux sont resté dans les communications de
sociétés ou dans les revues scientifiques, on pourra citer les ouvrages sur
l’école l’étude du système disciplinaire du Meiji par Toshihiko Saitô[10] ou sur le discours
de l’éducation par Teruyuki Hirota[11].
Dans les Gender Studies, les Gay studies,
les Queer Studies , Foucault est bien sûr la référence obligée. Depuis les
années 1980, les théoriciens et théoriciennes s’inspirent de diverses manières
des travaux de Foucault : cette référence foucaldienne est aussi doublée
de celles aux théoriciens contemporains comme Judith Butler.
Dans les études de média et de
discursivités, la référence de Foucault est aussi prégnante. Si je me permets
de me référer à mes travaux et ceux de mes proches, depuis les années 1990, à
l’Université de Tokyo a créé un département d’études sur la Gengotai(la
discursivité) à côté de celui sur la Culture et la Représentation : les
collections « Gendotaï » ainsi que la « Hyoushou no
disukûru (Représenation et Discours) » ont été lancées aux the University
of Tokyo Press, ce qui pour témoigner de développements et approfondissements
de la problématique foucaldienne dans les recherches académiques. Les tenants
de Cultural Studies ou Postcolonial Studies eux aussi prolongent et
développent à leur manière les
interrogations foucaldiennes[12] .
Tout ceci montre que durant ce dernier quart
de siècle, les références aux œuvres de Foucault se sont globalisées voire même
se sont « créolisées » : il y a beaucoup de « Foucault »
qui ne proviennent pas seulement de France mais d’autres horizons
culturels : « Foucault » d’Europe ou des Etats-Unis et
d’Amérique mais aussi d’Asie et du Tiers-Monde. Ainsi le siècle est devenu véritablement foucaldien.
4. Vialités « Foucault »
La vitalité de la pensée foucaldienne ne s’est
pas épuisée, tant s’en faut, dans ce
vinght-et-unième siècle. La traduction intégrale des Dits et Ecrits sous la direction de Y. Kobayashi, de Hisaki Matsuura
et de H. Ishida, disciples de Watanabe et de Hasumi, se fit jour en dix volumes
chez l’éditeur Chikuma Shobô (les dix tomes publiés de 1998 à 2002). La
traduction également intégrale des Cours au Collège de France est en cours de
publication chez le même éditeur : on en est au septième tome selon
l’ordre de parutions en France : ces travaux de traductions sont menés par
de plus jeunes chercheurs formés à l’école de Komaba.
Il y a aussi accumulation d’éruditions sur
Foucault ; Gen Nakayama qui a beaucoup traduit Foucault, publie
ses monographies monumentales[13] ; parmi les
jeunes chercheurs , il y en a qui se sont faits spécialiste avec leurs thèses
sur Foucault[14].
Ainsi la réception de Foucault s’est
considérablement transformée et s’est enrichie durant cette dernière décade. L’interrogation
sur les Lumières et la modernité, le biopouvoir et la biopolitque, l’ordre néolibéral
et de l’Etat-providence, la sécurité et la population, la gouvernementalité et
la technique de soi, toutes ces lignes de force se dégageant du nouveau corpus
ont fait du Foucault plus que jamais d’une actualité politique inépuisable.
En
effet, dans ce début du vingt-et-unième siècle, face à la globalisation et l’avancée
de l’Empire avec son ordre de
guerres, multiples étaient ceux qui cherchèrent les clefs dans le corpus
foucaldien. Ainsi, il s’est formé une génération de jeunes sociologues qui en se
fondant sur les concepts de Foucault tentent de formuler leurs critiques
sociales[15].Les
usages de Foucault pour la critique de la société et de l’ordre mondial est
ainsi plus que jamais d’actualité ; Foucault est vivant à côté d’un Négri,
d’un Agamben ou d’un Stiegler.., tout ceci montre la vitalité de sa pensée.
Conclusion : Le siècle de Foucault
Que
peut-on conclure provisoirement de la réception japonaise de Foucault depuis
ces cinquante ans ?
Lors du colloque qui s’est tenu en 1991 au
campus Komaba de l’Université Tôdaï, les organisateurs l’avaient intitulé
« Le siècle de Michel Foucault »[16]. Avec un peu de recul historique « Foucault »
paraît effectivement incrusté dans ce « siècle » -- au sens
étymologique et religieux de temps du monde, dans « son sens
péjoratif » même, dit Foucault. Il remarque pour introduire son
« Il est certain qu’on vit maintenant
dans un monde plein : la Terre est devenue ronde, et qu’elle est devenue
surpeuplée », dit-il.[17]
Au bout de la modernisation et partant de
l’occidentalisation des catégories de pensée et de culture, les Japonais
avaient rencontré cette figure d’une pensée autre qui mettait
radicalement en cause justement l’Histoire de la rationalité occidentale en rendant
ainsi possible de situer sur un autre plan les interrogations sur l’expérience
historique de la vérité.
Et à propos du structuralisme, Foucault
dit dans le même entretien : « Oui, le structuralisme, ce qu’on a
appelé structuralisme, au fond, n’a jamais existé en dehors de quelques
penseurs, ethnologues, historiens des religions et linguistes, mais ce qu’on a
appelé structuralisme se caractérisait justement par certaine libération ou
affranchissement, déplacement, si vous voulez par rapport au privilège hégélien
de l’histoire ».[18]
Les paradigmes Foucault ont permis en effet de
placer sur un autre plan de positivités
les problématisations du savoir, du pouvoir, de la folie ou de la sexualité. De
véritables dialogues des civilisations avaient été engagés ainsi, non certes à
la manière de la rencontre d’un marin anglais avec un shogun telle que raconte l’Ordre
du discours[19], mais en rendant
en tout cas sensible des deux côtés une hétérotopie
de pensées, provoquant des secousses ontologiques ébranlant les ordres des
choses.
A cette rencontre du dehors, sont venu en
ajouter les débats et les événements du monde entier : si nous nous sommes
séparé de Foucault de son vivant au milieu des années 1980, ses œuvres ont fait
chemin avec les cours du monde. Depuis les débats sur le postmoderne et la
modernité, jusqu’à ceux plus récents sur la mondialisation au début de ce
siècle, alors que les publications des Dits
et Ecrits et des Cours venaient
enrichir le corpus foucaldien, le monde n’a cessé de trouver de nouvelles
lectures de Foucault et ainsi de lire l’évolution du monde à l’aide des ses
concepts : ceci est particulièrement vrai pour les discussions sur la
sexualité, la technologie du pouvoir, sur la biopolitique et le biopouvoir, sur
la gouvernementalité et les techniques de soi.
De par sa hétérotopie historique et culturelle, le Japon constitue un lieu
intense d’interrogations selon les lumières foucaldiennes. C’est en ce sens que
les Japonais se maintiendront encore longtemps près de cette figure singulière
et irrésistible de la pensée qu’a été Michel Foucault.
[1] « Sexualité et
politique », entretien avec C. Nemoto et M. Watanabe, le 27 avril 1978 (Dits et écrits tome III, p. 526)
[2] « La scène de la philosophie »,
entretien avec Moriaki Watanabe, Dits et
écrits, tome III, No.234, p.571 et sq.
[4] « Méthodologie pour la connaissance: comment
se débarrasser du marxisme », in
Dits et Ecrits, tome III, pp.595 et sq.
[5] Dits et
Ecrits, tome III, No. 232 « La philosophie analytique de la
politique », pp. 534 et sq.
[6] « Sexualité et politique »,
entretien avec C. Nemoto et M. Watanabe, le 27 avril 1978 (Dits et écrits tome III, p. 526)
[7] Tokugawa Ideology: Early
Constructs, 1570-1680 (Michigan Classics in Japanese Studies), 1985
[8] Naoki Sakaï: Voices of the
Past: The Status of Language in Eighteenth-Century Japanese Discourse,
Cornell Univ. Press, 1992.
[9] Shisou Kadaï tosite no Asia
(Asie comme tâche à penser), Iwanami, 2001
[10] Kyousou to Kanri
no Gakkoushi (Compétition et discipline à l’école), The University of Tokyo
Press. 1995.
[11] Kyouiku gensetu no Rekishi Shakaigaku (Sociologie historique du
discours d’éducation), Nagoya University Press, 2001.
[12] On pourra citer le groupe de recherches de Cultural Studies autour
de Shunya Yoshimi, sociologue et professeur à l’Université de Tokyo.
[13] Seikenryoku to Tôchisei(Le
biopouvoir et la gouvernementalité)(2010), Sikou no Koukogaku(L’archéologie de la pensée) (2010)
[14] On pourra citer la thèse de Yasuyuki Sinkai: L'invisible
visible : Etudes sur Michel Foucault, thèse présentée à EHESS en
1999.
[15] La critique de l’ordre néolibéral a trouvé une formulation
philosophique intéressante par Takashi Sakai avec son Jiyû-ron (2001) ; un
autre jeune sociologue, Nozomi Shibuya a publié une critique du pouvoir libéral
: Tamashii no Roudô (2003) ; sur le pouvoir psychiatrique et sécuritaire au
Japon, Kazuya Serizawa a publié des essais pénétrants dans la lignée de
Foucault.
[16] Le colloque
international « Le siècle de Michel Foucault », organisé par Moriaki
Watanabé et Shiguéhiko Hasumi, au campus Komaba de l’Université de Tokyo en
1991 auquel ont participé notamment Daniel Defert, François Ewald, Slavoy
Zizeck, Hubert. L. Dreyfus, Paul Rabinow, Barabara
Cassin, Judith Revel, Kojin Karatani, Akira Asada, Yujirô Nakamura, Yauo
Kobayashi, Hidetaka Ishida.
[17] III. p.577
[18] III. p.579
[19] L’Ordre du discours, p.
39 et sq.