Le iPad , le Wunderblock et la Hybrid
reading
Par Hidetaka Ishida
C’est un grand
plaisir que d’être ici de nouveau parmi vous pour nous réunir à la huitième
édition du congrès annuel d’ ENMI : j’y ai participé par le passé deux fois, c’est
toujours agréable de voir que les idées nouvelles et innovantes s’échangent et
que les convergences se dessinent et que les projets se forment. Je suis
vraiment heureux d’être ici de nouveau .
Ce matin, j’ai un
petit problème de rhume et je ne suis pas sûr de pouvoir articuler bien les
paroles, j’ai un peu perdu de ma voix et je vous prie de m’excuser si je ne me
fais pas bien entendre. Mon débit de parole risque d’être un peu lent.
Ce matin, mon
propos tournera autour des trois axes : la question de l’interface numérique que forment les réseaux
d’ordinateurs portatifs du type iPad ; la question de l’appareillage psychique dans leur rôle de
modélisation -- ou de grammatisation -- de la psychée humaine ; et la question de lecture aujourd’hui de plus
en plus biface, que j’appelle lecture
hybride à la fois du livre physique et du livre numérique. Si les réseaux
de terminaux numériques grammatise de plus en plus l’ensemble d’âmes humaines
et que la psyché s’interroge dans cet appareillage technologique, cette
problématique d’interface numérique en réseaux pénètre aujourd’hui dans le cœur
même de la question du livre, livre comme
élément par excellence de la vérite,
c’est par là que je voudrais rejoindre le thème commun de cette année « la
‘ vérité’ du numérique ».
Mon topos
prolonge sur son versant théorique mon travail sur la pensée critique du
vingtième siècle, pensée des média ; comment relire Saussure, Freud, Huserl, etc. grands ingénieurs de la pensée humaine ;
tandis que le versant pratique reflète mon
projet de bibliothèque, comment réaliser une hybrid library du 21 ème siècle à l’université.
Que le livre se
numérise, signifie beaucoup plus que n’importe quelle numérisation des outils analogiques ;
la numérisation du livre est tout autre chose que le traitement de texte sur la
base du Natural language processing. Elle touche le cœur même de la question de
vérité. Nous le savions bien sûr depuis longtemps, mais je ne suis pas sûr
qu’on en ait tiré toutes les conséquences.
Comme le temps
est limité, voici l’itinéraire que je vous propose. Pour soulever la question
de l’appareillage psychique, je vais reprendre la question de l’appareil psychique freudien à travers la
lecture de sa fameuse note sur le Wunderblock.
Cette lecture je l’ai déjà présentée virtuellement par skype – par téléprésence
-- cet été à l’Académie d’été de
l’Ecole d’été d’Epineuil : je la reprends en augmentant de ma présence
« réelle » ici c’est mieux je pense.
Ensuite, je vais entrer
dans le problème de la numérisation du livre et de la lecture hybride. Cela
pour souligner l’importance de la formation d’un nouveau milieu de écriture-lecture ,
que j’appelle « Augmented Reading », milieu requis pour ne pas simplement abandonner les livres à
l’augmentation entropique d’information
pour employer le terme de Bernard.
Je projette les citations pour ne pas les
lire intégralement pour que vous puissiez les situer dans le contexte.
1 Retour à Freud
De nos jours, nous nous servons de plus en
plus d’ordinateur de type tablette comme le macintosh i-Pad, qui présente une étrange similitude avec l’outil d’écriture
décrit par Sigmund Freud dans son fameux petit texte de 1925 « Note sur le ‘ Bloc magique’ »(
« Notiz über den ‘Wunderblock’ ») : le nom en anglais du
Wunderblock est le « magic pad ». Ce parallèle entre l’i Pad et
le magic Pad, me semble particulièrement intéressant, car si les i-Pad sont devenus nos outils quotidiens – notre « prothèse d’âme » en quelque
sorte -- , Freud avait élu le bloc
magique comme modèle pour illustrer sa conception de l’appareil psychique
(seelischer Apparat) .
Je vous livre mes réflexions sur cette
implication d’appareillage informatique de notre vie contemporaine en rapport
avec notre vie psychique en retraçant l’évolution théorique de la conception de
l’appareil psychique -- il en est de sa
théorie de la topique -- chez Freud tout au long de son œuvre.
Je considère Freud non comme un penseur
abstrait ; il est davantage un ingénieur de l’âme humaine. La réflexion
que je vous livre aujourd’hui fait partie d’un travail qui tente de montrer que
contrairement à ce que disait Dr. Jacques Lacan, l’Inconscient n’est pas
structuré comme un langage, mais qu’il l’est comme un cinématographe : il est graphique
– grammatologique -- et technologique. Ce point me semble
important pour penser la question de la vérité, nous sommes devant
l’alternative : langage et vérité vs. gramma et vérité.
1 Le « Bloc magique » (1925)
D’abord,
voyons un peu ce que dit Freud du bloc magique.
Pour une économie du temps, je ne lirai pas
l’intégralité des passages que j’aurais voulu citer ; je revoie aux citations
que je projette sur l’écran.
Freud compare cet outil d’aide mémoire
appelé le blog magique à sa conception de l’appareil psychique («… si on l’examine de plus près, on trouve dans
sa construction une concordance remarquable avec la façon dont j’ai supposé
qu’est édifié notre appareil de perception »).
Il dit ceci. Sur la note
de papier on peut écrire mais ne peut effacer la surface pour une nouvelle
écriture. Su la tablette d’ardoise, on peut effacer l’écriture mais on ne peut
garder les traces. Il y a une incompatibilité entre inscription renouvelable et
enregistrement indéfini : entre la perception
(ou conscience) et la mémoire.
Freud rappelle sa distinction du système « Perception-Conscience(Pc-Cs) »
et des « traces mnésiques » dans son Interprétation des rêves (Die
Traumdeutung 1900), nous allons revenir à cet ouvrage plus loin.
Or c’est justement un système rendant
possibles les deux que Freud découvre dans ce « petit instrument »
appelé « bloc magique » :
Mais
si on l’examine de plus près, on trouve dans sa construction une concordance
remarquable avec la façon dont j’ai supposé qu’est édifié notre appareil de
perception, et on se convainc qu’il peut effectivement fournir les deux
choses, une surface de réception toujours prête et des traces permanentes des
notations reçues.
Le bloc magique
est muni d’une « plaque de celluloïd transparent » qui sert de
« pare-stimulus » ; la vraie « couche réceptrice de
stimulus » se trouve juste au dessous du celluloïd, qu’est le
« papier ciré mince, translucide » :
Le celluloïd est un
« pare-stimulus ». La couche qui est à proprement parler réceptrice
de stimulus est le papier. Je me permets ici de faire référence au fait que,
dans l’ « au-delà du principe du plaisir », j’ai exposé que notre
appareil de perception animique se compose de deux couches, un
« pare-stimulus » externe qui doit abaisser la grandeur des
excitations qui arrivent et, à l’arrière, la surface supérieure réceptrice de
stimulus, le système Pc-Cs.
Ces deux couches
de surfaces sont, pense Freud, exactement comme le système
« Perception-Conscience » ; depuis son Esquisse d’une psychologie (Entwurf
einer Psychologie 1895), la psyché humaine (le système Ψ) chez Freud se définit en se déchargeant de la
quantité d’énergie Q du monde extérieur ; c’est seulement la quantité
d’énergie réduite Qηqui peut être investie dans le psychisme ; la perception se fait par
les neurones φ, la conscience par lesω, toutes les deux perméables,
tandis que les traces mnésiques se constituent de neurones ψ imperméables (nous allons parler tout à l’heure de «barrières de contact » et
de « frayage ») . C’est l’appareil
φψω, la première
ébauche de l’appareil psychique.
La tablette de cire constituant le fond du
bloc magique où vont se déposer les traces d’écritures est comparée à
l’« Inconscient » :
Le
bloc magique ne peut pas non plus, de toute façon, « reproduire » de
l’intérieur l’écriture, une fois celle-ci effacée : ce serait
effectivement un bloc magique s’il pouvait accomplir cela comme notre mémoire. Il
n’empêche qu’il ne me paraît actuellement pas trop osé de mettre en équivalence
la feuille de couverture consistant en celluloïd en papier ciré avec le système
Pc-Cs et son pare-stimulus, la tablette de cire avec l’inconscient à l’arrière,
le fait que l’écriture devienne visible et qu’elle disparaisse avec le fait que
s’illumine et se dissipe la conscience dans la perception.
Freud écrit que « Le bloc magique ne peut pas non plus, de toute façon,
« reproduire » de l’intérieur l’écriture, une fois celle-ci
effacée : ce serait effectivement un bloc magique s’il pouvait accomplir
cela comme notre mémoire. ». Or justement si c’était un iPad, il serait possible de réactualiser les
mémoires ; si bien que l’iPad serait en fait une forme achevée du bloc
magique selon le modèle de l’appareil
psychique freudien.
Et Freud d’ajouter que la périodicité des
gestes de détachement de la feuille de couverture pourrait être comparée avec
la discontinuité du flux d’innervation venant de l’intérieur de l’organisme du
corps. Cette remarque finale montre qu’il y voit aussi une dimension permettant
d’illustrer l’instance du Ca qu’il avait déjà introduite dans sa deuxième
topique avec le Moi et le Ca (Das ich und
das Es 1923)
Si
l’on s’imagine que pendant qu’une main écrit à la surface du bloc magique, une
autre détache périodiquement de la tablette de cire la feuille de couverture,
on aurait là une façon de rendre sensible la manière dont j’ai voulu
représenter le fonctionnement de notre appareil de perception animique.
J’ai synthétisé la conception de l’appareil
psychique que Freud tente d’expliquer à l’aide du bloc magique dans les
slides 1 et 2.
Si je compare le bloc magique freudien avec l’iPad,
je dirais seulement ceci : l’iPad
tout en renouvelant constamment notre Perception-Conscience, en liaison
permanente avec les réseaux, enregistre et conserve toutes les traces ; il
est capable aussi de les réactualiser toutes. Cela veut dire que notre appareil psychique est en interface avec
ce véritable bloc magique. Notre
Pr-Cs – notre rétention -- est en interface avec cette surface
communicationnelle qui est renouvelable à tout instant (notre prothèse de
présence) ; notre mémoire est assistée par la machine de mémoire tierce ; notre inconscient est traversé de part en part
par cet inconscient technique, sans parler de la question d’énergie.
(La raison pour
laquelle l’iPad permet à la fois l’inscription indéfiniment renouvelable de
stimulus de perception et l’accumulation indéfinie de traces mnésiques consiste
en signalisation électronique numérique des caractères. Les lettres s’effacent
et se conservent par signalisation, c’est un aboutissement de la logique de
traces , d’archi-trace, enfin implémentée dans cet appareil numérique. Mais de
là, découle une crise profonde de l’homme comme finitude, l’homme commence à ne
pas pouvoir oublier, nous sommes tous en train de devenir un Funès borgesien ! ).
2 L’Interprétation des rêves (Die
Traumdeutung 1900)
Dans la « Note sur le ‘bloc
magique’ », Freud citait l’appareil psychique de la Traumdeutung (p.120).
En effet, Freud avait présenté son premier
appareil psychique (appareil animique) – la « première topique »,
dans le chapitre VII « Sur la psychologie des processus de rêve » du
livre.
Le schéma n’est pas en fait fondamentalement
différent de celui du bloc magique.
Freud adopte en
apparence la métaphore optique – les système de lentilles de la longue-vue
-- pour expliquer le schéma :
Nous nous représentons donc l’appareil
animique comme un instrument composé dont nous appellerons les parties
constituantes instances, ou pour mieux visualiser, systèmes. Nous nous
attendons alors à ce que ces systèmes aient peut-être l’un par rapport à
l’autre une orientation spatiale constante, un peu comme les divers systèmes de
lentilles de la longue-vue se trouvent les uns derrière les autres. (p.590)
Cette première topique freudienne est bien
connue : elle illustre selon les trois schémas comment la psyché appelée
« Systèmes Ψ » se constitue à partir de la perception (W/Pr)
en formant les « traces
mnésiques » (Er, Er’, …/S, S’, …) .
Freud vient d’abandonner depuis peu son
projet neurologique, c’est pour cela qu’il recourt à la métaphore optique et
spatiale, mais derrière cela subsiste encore l’hypothèse neurologique et il
faut lire les implications neurologiques.
1
Les
schéma d’ un « appareil réflexe » :
Le processus psychique se déroule en général de l’extrémité-perception à
l’extrémité-motilité. (p.590)
2
Les
schéma montrant la formation des
« traces mnésiques » ou « mémoire » .
Il reste dans notre
appareil psychique une trace que nous pouvons appeler « trace
mnésique ». La fonction qui se rapporte à cette trace mnésique, c’est elle
que nous appelons « mémoire ».
….
Le fait de l’association
consiste en ceci que par suite d’amoindrissements de la résistance et de
frayages de l’un des éléments S, l’excitation se propage plutôt vers un
deuxième que vers un troisième élément S. (p.592)
Nous savons que
derrière cette figuration selon un modèle optique, il y a une considération
neurologique telle qu’il avait essayé de la formuler dans le Esquisse d’une psychologie (Entwurf
einer Psychologie 1895). Freud y introduisait bien la théorie des neurones :
les barrières de contact et des frayages est une théorie de synapse en termes d’aujourd’hui. Ces
frayages (Bahnung) sont représentés dans
les schémas par un rapprochement des traces mnésiques au courant de stimulus,
tandis que les neurones ψ frayées sont investies d’énergie Qη, si l’on réinvesti les concepts théoriques qui avaient été élaborés dans
l’Esquisse de 1895.
Remarquons en passant que les différentes
éditions de la Traumdeutung n’ont pas
toujours fidèlement reproduit les schémas de Freud.
φ
ψ
3
La
« Perception-Conscience W-Bw » /« l’Inconscient Ubw» /
« le Préconscient Vbw »
A l’extrémité motrice du
processus est assigné le système Pcs.
Dans la lettre à Fliess de 1896,
Freud écrivait : « Le Préconscient est la troisième
transcription liée aux représentations verbales et correspondant à notre moi
officiel. Les investissements découlant de ce Préconscient deviennent
conscients d’après certaines lois. Cette conscience cogitative secondaire, qui
apparaît plus tardivement, est probablement liée à la réactivation
hallucinatoire de représentations verbales ; ainsi les neurones de l’état
conscient seraient là encore des neurones de perceptions et en eux-mêmes
étrangers à la mémoire. » (Lettre No 52 du 6-12-1896).
Chez Freud, le langage est
conceptualisé comme représentation de mot
(Wortvorstellung) qui est essentiellement acoustique, dont l’articulation est active et quasi-motrice. C’est
donner du mouvement articulatoire à l’image sonore, auquel se trouvera associée
la représentation de chose (Dingvorstellung
ou la représentation d’objet dans la terminologie de son étude sur l’Aphasie de 1891).
C’est ainsi que la verbalisation
devient un moment de prise de conscience en rejoignant au second degré la Perception
--Conscience. Ainsi parvenus au système Pcs et investis d’ énergie
d’attention et associés avec les mots, les éléments de traces mnésiques peuvent
accéder à la « conscience cogitative ». Le processus Ψ se trouve bouclé, la
verbalisation sera bien un retour réflexif à la Pr-Cs.
Le dernier des systèmes, à l’extrémité motrice,
nous l’appelons le préconscient pour indiquer que les processus d’excitation en
lui peuvent parvenir à la conscience sans être davantage empêchées, au cas où
sont encore remplies certaines conditions, par ex. le fait d’atteindre une
certaine intensité, une certaine répartition de cette fonction qu’il faut
appeler attention, etc. C’est en même temps le système qui
détient les clés de la motilité volontaire. Le système se trouvant derrière,
nous l’appelons l’inconscient parce qu’il n’a pas accès à la conscience, sauf à
passer par le préconscient , passage lors duquel son processus d’excitation
doit accepter de subir des modifications.
(Note ajoutée en 1919) L’explication ultérieure de
ce schéma, ici déroulé linénairement, devra tenir compte de l’hypothèse que le
système qui suit le Pcs est celui auquel nous devons attribuer la conscience,
et que donc Pc=Cs. (pp.594-595)
Freud dit que jusqu’au système
Inconscient, c’est le processus primaire
qui règne dans les associations, et à partir du Préconscient le processus secondaire. Cela veut dire que jusqu’au système
Inconscient, c’est la représentation de
chose, qui « consiste en un investissement, sinon d’images mnésiques
directes de la chose, du moins en celui de traces mnésiques plus éloignées,
dérivées de celles-ci » (« L’Inconscient », 1915), avec le
Préconscient, la représentation de chose
se conjugue avec la représentation de mot
(c’est-à-dire, le langage verbal au sens de Freud) .
Nous pouvons remarquer ici que
contrairement à chez Lacan, pour Freud, l’Inconscient n’est pas structuré
comme un langage. La représentation
de chose est plutôt de l’assemblage polyvalente d’images sensorielles et
visuelles. Pour les frayages de traces mnésiques du processus Ψ Freud écrit :
Une
étude plus approfondie montre la nécessité de faire l’hypothèse non pas d’un,
mais de plusieurs de ces éléments S (Er) dans lesquels la même excitation
propagée par les éléments Pc connaît diverses sortes de fixation. Le premier de
ces systèmes S contiendra en tout cas la fixation de l’association par
simultanéité : dans les systèmes se trouvant plus loin, le même matériel
d’excitation sera ordonné suivant d’autres sortes de conjonction, si bien que,
par exemple, des relations de ressemblances, etc. , seraient présentées par ces
systèmes ultérieurs. Il serait naturellement oiseux de vouloir indiquer par
mots la signification psychique d’un tel système. La caractéristique de
celui-ci résiderait dans l’intimité de ses relations avec des éléments du
matériel mnésique brut, c.-à-d., si nous voulons renvoyer à une théorie
allant plus en profondeur, dans les gradations de la résistances de
conduction en direction de ces éléments. (p.502)
Le premier système de traces
mnésiques se définit par la simultanéité des éléments de la perception. ;
le deuxième et ceux qui se suivent se définissent par les ressemblances, etc. ,
et puis par « l’intimité des relations avec des éléments du matériel
mnésique brut » , etc.
Dans la métaphore théorique
expliquant la stratification des traces mnésiques, Freud comparait celles-ci
aux « divers systèmes de lentilles de la longue-vue » : tout se
passe comme si cet appareil --
métaphoriquement optique,
métapsychologiquement psychique et
secrètement « neuronal »
-- procédait aux prises
successives de la représentation de chose
dans l’Inconscient avant que le processus ne soit doublé au terminal
Préconscient de la représentation de mot.
Le procès est donc – pourrait-on dire --
cinématographique. Il y a des
successions de morceaux de prises de vues -- des shots -- et multiples
conjonctions en latences. Et avec le Préconscient, cette représentation de
chose sera doublée de représentation de
mot du langage, un scénario viendra articuler des récits cinématographiques
en rationalisant mais en laissant toujours déjà les non-dits, censures et les
refoulements. L’Inconscient est structuré comme une cinématographie. C’est
à mon sens ce que révèle notre Retour à Freud.
C’est d’ailleurs pour cela que
lorsque dans le sommeil, la jonction avec la motilité est débranchée et que la
machine est mise en marche inverse, l’appareil psychique se met à faire le
processus « régrédient » --
c’est le « processus de rêve » selon Freud -- et à faire la
projection hallucinatoire des « images » sur l’écran du rêve.
Ce qui se passe dans le rêve hallucinatoire, nous
ne pouvons le décrire qu’en disant : l’excitation prend une voie
rétrograde. Au lieu de se propager ver l’extrémité motrice de l’appareil, elle
se propage vers l’extrémité sensitive et parvient finalement au système des
perceptions . Si nous appelons progrédiente la direction dans laquelle le
processus psychique se prolonge, à partir de l’inconscient dans l’état de veille,
nous sommes en droit de dire du rêve qu’il a un caractère régrédient. (p.595)
De jour, il y a un courant continu s’écoulant du
système Ψ de la Pc jusqu’à la motilité ; celui-ci
cesse la nuit et ne pourrait plus opposer d’obstacle à un reflux d’excitation.
(p. 597)
3. Le Moi et le Ca (Das Ich und das
Es 1923)
De la première topique dans la
Traumdeutung, à la deuxième topique, je n’aurais pas le temps de développer
intégralement mon propos aujourd’hui.
Comme on le sait, c’est dans le Moi et le Ca (Das Ich und Das Es) que Freud introduit sa deuxième topique avec
le système « le Moi, le Ca et le Surmoi ». Contrairement à la lecture
classique, j’aurais tendance à nuancer la rupture de la deuxième topique avec
la première topique de la Traumdeutung.
D’ailleurs, cet écrit est tout à fait contemporain de la Note sur le bloc magique (1925).
Le schéma de l’appareil psychique
a conservé la fonction Pc-Cs ; Freud a ajouté le Pcs en continuïté avec la
« calotte acoustique » à l’hémisphère gauche ; les traces
mnésiques sont dessinées sans être nommées dans le Moi, c’est-à-dire le système
Ψ ;
le refoulement est figuré alors que l’Inconscient n’est pas nommé, tandis que
le Ca s’introduit pour marque l’instance de source d’excitation interne qui en
tant que instance de force psychique existait en fait déjà depuis l’époque de
l’Esquisse.
Ce qui m’intrigue dans ce dessin
figurant vaguement le cerveau humain avec le contour cortical c’est la
« calotte auditive », le fameux hearing
hat de Freud :
Nous reconnaissons
aussitôt que presque toues les partitions que nous avons décrites à l’intention
de la pathologie ne se rapportant
qu’aux strates superficielles – les seuls qui nous soient connues – de
l’appareil animique. Nous pourrions esquisser de ces rapports un dessin dont
les contours ne servent assurément qu’à la présentation et ne doivent prétendre
à aucune interprétation particulière. Ajoutons éventuellement que le moi
porte une « calotte auditive », d’après le témoignage de l’anatomie
cérébrale, seulement sur un côté. Elle est pour ainsi dire posée sur lui de
travers. (p.269)
Que cette « calotte
auditive » (qui renverrait à l’aire Wernicke) soit dessinée sur la ligne
de continuité du Pcs montre qu’il s’agit de la fonction du langage (la
représentation de mot) qui permet de ramener les traces mnésiques à la Pc-Cs.
Au modèle du bloc magique manquait l’inscription de cette instance Pcs qu’on
pourrait éventuellement ajouter au schéma de Freud (c’est d’ailleurs pour cette
raison que le bloc magique ne pouvait pas rappeler les souvenirs).
On peut se demander à cet égard s’il ne faudrait pas rapprocher la fonction
du Préconscient ou du langage de celle du moteur de recherche ; les mots
associés permettent de retrouver les traces des choses.
Il est aussi intéressant de constater que Freud mentionne le
« homoncule cérébral », dont je donne le fameux dessin de Wilder
Penfield :
Le moi est avant tout un moi corporel, il n’est
pas seulement un être de surface, mais lui même la projection d’une surface. Si
on cherche une analogie anatomique pour cela, le mieux est de l’identifier avec
l’ « homoncule cérébral » des anatomistes, qui se tient sur la tête
dans le cortex, tend les talons vers le haut, regarde vers l’arrière et, comme
on sait, porte la zone du langage à gauche. (p.270)
De la Perception à la motilité en passant par le langage, les fonctions
sensorielles, mémorielles et langagières, sont ainsi modélisées sur la surface
corticale comme lieu de projection du corps propre.
La place du Surmoi n’est pas
marquée dans ce dessin. Or dans la variante évoluée de la deuxième topique dans
Nouvelles conférences d'introduction à la
psychanalyse (Neue Folge der Vorlesungen zur Einführung in die Psychoanalyse,
1933), on la trouve est bien dessinée, alors que la fameuse « calotte
auditive » disparaît.
Pourquoi cette disparition, et
l’apparition du Surmoi à la place de la fonction auditive ?
On trouve un élément de réponse dans
le passage suivant du Moi et le Ca :
…le sur-moi
lui non plus ne peut absolument pas dénier qu’il a sa provenance dans de
l’entendu, il est en effet une partie du moi et reste accessible à la
conscience à partir de ces représentations de mot(concept, abstractions), mais
l’énergie d’investissement est apportée à ces contenus du sur-moi, non pas par
la perception auditive, l’enseignement, la lecture, mais par les sources qui
sont dans le ça. (pp.296)
De là il faudrait sans doute penser que la Voix s’est fait entendre –
téléphoniquement – par la « calotte auditive », mais elle s’est en
fait intériorisée subissant les investissements d’énergie du Ca.
Les systèmes Ψ peuvent ainsi se communiquer téléphoniquement depuis le « Circuit de
parole » de Saussure, tandis que nos perceptions ne cessent de
s’initialiser et nos mémoires s’accumuler cinématographiquement par nos magic
ou iPads .
II L’époque de la Hybrid Reading
La visée analytique freudienne se formulait : « Wo es war, soll Ich werden » (là
où le Ca était, le Moi doit advenir ». Notre situation s’est transformée
fondamentalement depuis Freud par notre environnement technologique. Notre
appareil psychique est branché sur les machines à quantité d’énergie Q immense.
Notre motilité interne est imprégnée flux de diverses excitations. Notre
Perception-Conscience est en interface permanente avec donc les interfaces électro-informatique
du type iPad. Les barrières de contact et frayages synaptiques de nos systèmes Ψ sont directement en phase avec les pulsations
désomais neuronales des machines. C’est la situation de 24/7 décrit pas
Jonathan Crery .
C’est justement cette situation que les modèles d’appareils psychiques par
Freud permettent de penser, pour que là où c’était, dans cet environnement
technologique aussi, notre psyche doit advenir.
Or c’est justement
à partir de cette relecture de Freud que nous tentons de développer notre
propos sur la lecture hybride et par là soulever la question de la
« vérité » du numérique.
La topique
freudienne nous invitait à interroger comment notre environnement technologique
grammatise notre âme. Qu’un iPad devienne notre
prothèse d’âme traduit cette situation de symbiose de l’homme-machine, nous
somme tous hommes à l’iPad.
Or que
devient cette interface d’âme-corps, Où va
se coucher notre homoncule, si cet homoncule est branché sur le livre
électronique ? Qu’en est-il du livre et de la « vérité » quand
le livre est lu à partir de cette interface ? Ca sera le deuxième développement de mon propos
d’aujourd’hui.
Je disait au
début : Que le livre se numérise, signifie beaucoup plus que n’importe
quelle numérisation des outils analogiques ».
Que le livre se
déconstruise numériquement entraîne la mise en crise de la « vérité »,
mais cette crise est intéressante. Car que la numérisation du livre ou plutôt
sa mise en réseaux soit autre chose que n’importe quelle numérisation veut dire
deux choses : 1) le livre est traité comme données numériques comme coulée
de texte et d’hypertexte ; 2) on a enfin le livre qui soit connecté avec
les autres flux d’informations et qu’il ait enfin possibilité de les lire et
les écrire à sa manière à lui, le livre.
Le livre est une
chose trop importante pour le laisser aux seules mains de spécialistes de
natural language processing. Il y a toute une séries de questions d’ éditorialisation.
Il s’agira d’opérer
cette déconstruction avec beaucoup de soins. Et cette situation du livre, je
l’appelle hybrid reading, lecture hybride.
2 Hybrid Reading
D’abord qu’est-ce que la Hybrid
Reading ? C’est tout bonnement la
pratique de lecture qui est en train de s’installer dans notre monde à cheval
entre le livre physique en papier et le livre électronique : c’est ce qui
se banalise, mais dont on ne sait pas encore très bien les enjeux cognitifs et les transformations
épistémologique qui en découleront.
J’ai défini dans un texte récent la Hybrid
Reading comme une activité – transformatrice -- de lecture qui a lieu à l’époque de la
technologie numérique, époque qui redouble l’activité de lecture qui s’était
installée il y a très longtemps avec l’invention du livre, voire avec
l’invention de l’écriture. Hybrid Reading c’est en ce sens un nouveau tournant
grammatologique.
La Hybrid Reading n’est pas à mon sens
simplement une lecture dans les milieux de coexistence de différents média de
lecture, mais lecture de transformation et/ou
transformation de lecture qui
s’opère à l’époque de la numérisation et qui par là même nous incite à
réinterroger l’activité en générale de lecture/écriture dans tous ses états y
compris les strates historiques profondes de la pratique de lecture et de
l’écriture (question de l’archive numérique).
HR.
Condition épistémologique et technologique
Aujourd’hui, la connaissance de l’écriture/lecture n’est pas simplement littéraire.
Ou plutôt les conditions épistémologiques de l’écriture/lecture sont en train d’échapper aux
humanités dans leur acception traditionnelle.
Dans le domaine de recherches neuro-cognitives, il y a tellement
d’acquis scientifiques passionnants qui renouvellent la compréhension du
reading brain : ex. Stanislas Dehaene Reading
in the brain, Mayranne Wolf Proust
and the Squid. Les études de Changizi-Shimojô, ont démontré que nous
écrivons la même écriture sous apparence de centaines de sortes de système
d’écriture. Les traits distinctifs spatiaux qu’on trouve dans la nature sont
utilisés pour former les traits graphémiques ; tous les caractères sont
composés de traits – gestuels – dont le nombre ne dépasse pas généralement
trois (three srokes) . L’aire cérébrale qui traitait les repères spatiaux
distinctifs est recyclée pour traiter les traits d’écriture. C’est, comme on le
sait, l’hypothèse de « recyclage neuronal » par S. Dehaene. Le reading brain s’acquiert
épi-philogénétiquement par l’apprentissage et l’éducation : cette
épi-philogenèse du cerveau lisant est une formation lettrée de l’homme comme homo lector.
Or cette genèse synaptique de l’homo
lector est en crise avec la révolution technologique depuis deux siècles.
Notre milieu pour l’écriture/lecture se transforme radicalement avec la
révolution des média, révolution analogique et numérique.
Aujourd’hui notre reading brain est branché sur les machines. Les traces
de lectures sont captées. Notre lecture se trouve connectée aux réseaux de
lectures, aux réseaux de connaissances. Notre lecture devient de plus en plus
hypertextuelle, de plus en plus multimodale -- hypermédia --. La lecture était depuis
longtemps devenue un acte individuel fermé à soi-même, formateur d’intériorité de
l’homme typographique de McLuhan.
Aujourd’hui cette activité devient quasi-visible et systématiquement captable.
Cette nouvelle condition technologique cependant ne rend pas caducs les
livres en papier : les études par exemple de Changizi-Shimojô montrent que
la lecture est fondamentalement une activité cognitive spatiale. Depuis que
l’homme lit, il a quatre yeux. Ce dont témoigne le portrait de Can Jie , inventeur mythique -- un équivalent de Thot raconté dans Platon
-- des caractères chinois : une paire pour lire la nature, l’autre paire
pour lire les lettres qu’il invente.
Le
livre codex en papier avec ces trois dimensions restera encore longtemps un « instrument
spirituel », milieu primordial de la mémoire et de la pensée pour l’homme qui lit et qui pense.
Le retour à Freud que nous venons
d’esquisser nous permet de saisir un enjeu véritable de la transformation de
l’écriture-lecture qui est en train de s’opérer et la problématique de la
« vérité » du numérique.
« Tout dans le monde existe pour
aboutir à un livre », disait Mallarmé. Ceci était une formulation de la question
de la « vérité » dans le contexte de la « Fin du Livre » de
la fin du XIXème siècle. L’augmentation de l’entropie à l’ère de l’informatisation
analogique -- l’ère de la Presse relayés aux réseaux télégraphique et
téléphonique, Mallarmé l’appela question de « hasard » : le Livre
tente d’abolir le hasard dans sa construction « architechturale et préméditée »,
ce que McLuhan avait souligné dans son « Joyce Mallarmé and the
Press » texte de 1954, article qui prélude à sa Galaxie Gutenberg : la Presse et l’information comme
augmentation de l’entropie d’une
part et
le Livre comme élément de néguentropie d’autre part. Jean Hyppolyte a
analysé le coup de dés mallarméen, en le situant par rapport à l’encyclopédie
de Hegel, en ces termes de la question
de l’entropie dans son article « Le
coup de dés et le message ».
Le « livre, instrument
spirituel », disait Mallarmé, est
lu, aujourd’hui, à travers l’interface numérique. Dans une telle situation, nous
sommes placés devant une alternative. Ou bien le numérique décompose l’architecture du livre en
augmentant l’entropique ? : un E Pub est entrain de diluer l’architecture
du livre dans la culée de texte et d’hypertexte. Ou bien faudra-t-il tenter d’ « abolir le
hasard » pour constituer un milieu idéal pour la hybrid reading ? Ce milieu idéal pour la lecture à venir,
nous l’appelons « Augmented Reading ». Le Livre augmenté peut devenir
un lieu de promesse -- pour la transindividuation -- non seulement de tous les
livres comme le rêvait Mallarmé (« Le Livre, persuadé qu’il n’y en a
qu’un, chacun l’a tenté à son insu, même les génies » écrivait-il) mais de
tous les média, y compris les média d’image et de son. Si l’homme lisant
procédait par le recyclage neuronal à l’adoption des signes de nature pour
signes d’écriture-lecture, l’homme lisant d’aujourd’hui – un nouveau homme de
lettres ? – ne doit-il pas procéder au média-recycling (recyclage des
média) en annotant les objets temporels, en fléchissant les flux d’images et de
sons dans les circuits de connaissance ; en recatégorisant les grilles de
critiques.
Nous ne sommes pas encore totalement
conscient de l’enjeu de
C’est évidemment pour cette deuxième voie
que nous optons en essayant de constituer l’environnement augmenté de la
lecture que nous appelons « Augmented Reading ».
6. Implémentation
Nous
menons à l’université un projet de nouvelle bibliothèque dont l’un des
principaux objectifs est d’implémenter une bibliothèque
hybride pour la lecture hybride au
sens où nous venons de la définir. Je ne vais pas me développer sur les détails
de la construction et des outils.
Simplement
pour l’illustrer, prenons un exemple.
Notre idée consiste à faire de ce type de
terminal une interface d’ « écriture/lecture » pour annoter les
livres, enregistrer les traces de lectures, pour se connecter aux réseaux de
connaissances, de visualiser les stratifications de lectures, etc. Ce genre
d’interface contribuera à nouveaux types de lectures : lecture assistée,
lecture contributive, lecture multimodale et hypermédia, lecture raisonnée,
etc.
Alors s’engagera un nouveau type de lecture profonde, s’organisera un
noveau type de hyper reading, s’installera un nouveau milieu pour augmented
reading. Se réorganisera une nouvelle psychée par augmented « écriture/lecture » :
cet outil deviendra un véritable « appareil psychique » noétique) de
« trans-individuation » dirait Bernard -- pour réorganiser les
humanités.
C’est seulement alors que on pourra enfin espérer sauver les sciences
humaines de leur crise fondamentale dans lesquelles elles ont plongé depuis plus
d’un siècle, c’est-à-dire depuis l’époque où Freud commençait à ré-appareiller
la psychée humaine et Saussure à redéfinir la « science générale »
qui permettra de situer les sciences de l’esprit du 20ème siècle.